Chapitre 19 : L'Impératrice (partie 4)

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La température de l'eau était délicieuse. Dès son accession au pouvoir, sept ans auparavant, Jahanna troisième du nom avait insisté pour faire installer une immense salle d'eau dans le palais, afin d'exploiter les sources chaudes des îles de Pzerion. Les bains communs: une brillante tradition aïckoise, selon elle. Lors de son unique visite dans ce cercle, elle avait pu apprécier les rudiments d'une vie plus simple, moins ombragée par les vipères de la politique : le tutoiement quasi-systématique, l'absence de pudeur ou encore leur franchise, qui frôlait souvent l'impertinence, l'avaient séduite. Elle avait aussi eu une vague aventure avec son futur époux, ce qui rendait leurs fiançailles moins amères. Mais le rapport à l'eau, omniprésent, restait pour elle la découverte la plus marquante de son séjour. Comment Pzerion, en se composant d'îles, pouvait tant ignorer cet élément ?

L'Impératrice des Sorcières poussa un soupir d'aise en calant sa tête contre le rebord du bassin. Autant profiter de ce moment de tranquillité qui s'offrait à elle : d'ici quelques minutes, ses invitées la rejoindraient. Leur conversation ne serait pas longue, et elle n'aurait sans doute aucun mal à les convaincre, mais elle aurait aimé un peu de paix avant que sa journée commence vraiment. Après, elle allait enchaîner la parade des réunions, des visites, des signatures...

Une servante ouvrit la porte pour laisser entrer les deux Sorcières qu'elle avait conviées. La première, d'une quinzaine d'années, semblait intimidée par une telle situation. La seconde, la Paludonienne défigurée par l'acide, avançait au contraire d'un pas conquérant. Toutes deux portaient de simples toges blanches, qu'elles devraient enlever pour se joindre à elle.

— Bonjour Majesté, entamèrent-elles d'une même voix.

— Bonjour. Allez-y, entrez dans l'eau. Je ne vous ai pas convoquées ici pour que vous restiez debout à vous tourner les pouces.

Aucunement gênée, Lucanos retira son vêtement et se glissa dans l'eau sans causer la moindre perturbation à sa surface. Jahanna se targuait de posséder un jugement de caractère assez fiable, et elle n'aimait pas cette femme : ses manières hautaines et ses expressions agressives n'auguraient rien de bon. Et d'après ce qu'avait rapporté Javeet, sa haine des Hommes la poussait à ignorer le danger et à risquer sa vie, comme celle des autres. Une inconsciente.

La jeune belliciste qui l'accompagnait, Luan, trempa tout d'abord les pieds, avant de se déshabiller avec le manque d'aise d'une adolescente, et de les rejoindre. Selon les lois du Bois Refuge et de Pzerion, elle serait majeure d'ici quelques semaines, mais elle avait encore du chemin à faire avant de devenir adulte.

— J'ai cru comprendre que vous portiez un certain intérêt pour l'astralisme, lui lança-t-elle pour détendre l'atmosphère.

Luan hocha la tête sans savoir où regarder.

— Oui, Majesté. Même si le bellicisme suit davantage la tradition du Bois Refuge, mon cousin insiste régulièrement pour que j'apprenne les bases de l'astralisme, pour me protéger en cas de besoin.

— Votre cousin a raison.

Lucanos poussa un vague ricanement, mais ne prit pas la parole.

— Et vous, entonna la souveraine à son attention, vous ne pouvez être qu'arcaniste, vu votre accent.

— Évidemment.

Si la veille Jahanna avait insisté pour que Nara la tutoie, elle acceptait mal cette démonstration de familiarité à son égard sans qu'elle ait donné son consentement. Sourcils froncés et lèvres pincées, elle laissa le temps à la Paludonienne de rectifier enfin :

— Majesté.

Les prunelles de Lucanos auraient pu envoyer des étincelles. Leur cadette décida d'intervenir :

— Pourquoi nous avoir appelées, Majesté ?

Jahanna commença à se savonner tranquillement, comme pour contrebalancer la lourdeur ambiante. Elle n'aurait sans doute aucun problème à convaincre ses deux invitées, mais préférait ne pas les brusquer.

— J'aimerais vous parler de Nara Tialle. J'ignore si vous le savez, mais elle a atteint une certaine notoriété, même ici. Même si elle est l'héritière de sa maison, elle reste une Sorcière du « peuple », comme elle aime le dire, vu qu'Aïcko ne possède pas vraiment de caste correspondant à la noblesse de Pzerion. Une Sorcière du peuple, donc, qui a bravé tous les dangers pour secourir ses sœurs prisonnières, a affronté des Chasseurs et même des Prêtres... Avouez que ça ressemble presque à un personnage de conte.

— Où voulez-vous en venir... Majesté ? s'enquit Lucanos.

Ravie d'avoir à peu près maté l'arcaniste, Jahanna reprit de plus belle :

— La ferveur populaire a ses bons comme ses mauvais côtés.

Luan et Lucanos échangèrent un regard furtif, qui n'échappa toutefois pas à la souveraine. Jahanna s'amusait toujours de voir l'effet de ses changements d'attitude selon la situation donnée. Sa sévérité de la veille, bien que nécessaire, la fatiguait dans un entourage plus restreint.

— Ses actions ont été louables, mais nous devons garder en tête qu'elles sont sans doute à l'origine de la destruction d'Aïcko. J'en ai parlé avec elle, mais je voudrais qu'une chose soit claire : elle doit laisser la politique de côté. Unifier les cercles, provoquer les Hommes, ce sont des projets trop ambitieux, et trop insensés. Nous ne pouvons pas risquer que d'autres Sorcières choisissent de suivre la même voie qu'elle. Il faut que Nara reste focalisée sur sa quête improbable. L'Arbre de Feu.

Luan se tendit comme un arc, prête à bondir. Quant à la Sorcière orientale, son visage demeura aussi neutre que si on lui avait annoncé qu'il y aurait de la pluie en destembre.

— Voilà pourquoi je vous ai demandé de vous joindre à moi, conclut Jahanna. J'aimerais que vous fassiez en sorte que Nara ne se consacre qu'à l'Arbre, et que vous mettiez tout en œuvre pour cela.

La benjamine s'humecta les lèvres, à la recherche d'une réponse. Sa camarade n'hésita pas autant :

— Très bien, nous le ferons. Et si elle devait s'éloigner de cette route, je la tuerai.

Jahanna déglutit avec peine, mais masqua sa stupéfaction. Malgré toutes les petites menaces qu'elle avait pu recevoir, la plupart concernant sa propre vie, jamais on ne lui avait annoncé une intention de meurtre de façon aussi franche. Et ce sans aucune justification. Décidément, cette Lucanos était plus dangereuse et imprévisible qu'elle ne l'aurait cru.

— Ce ne sera pas nécessaire. Surtout si Nara se contente de faire ce qu'on lui dit sans mettre nos cercles en danger, reprit-elle.

Derrière elle, Luan avait pâli et ses sourcils s'incurvaient avec inquiétude. Elle adressa cependant un signe d'acquiescement à la dirigeante, sans pour autant proférer la même sentence que sa compagne.

— Très bien, déclara Jahanna, toujours secouée par la déclaration de Lucanos. Je pense qu'il est préférable que vous rentriez sur le continent, mais vous devriez profiter un peu de Pzerion avant de repartir. Vous m'avez semblé tous épuisés hier, lors de l'audience. Voyager à un tel rythme n'est pas conseillé.

Sur ces mots, elle se leva et sortit de la grande baignoire avant de se sécher dans une serviette en coton. Même si elle aurait préféré s'attarder dans l'eau, le conseil du cercle l'attendait. De toute façon, elle ne parviendrait pas à se détendre au contact de Lucanos.

Cette dernière la salua vaguement, imitée par la jeune belliciste de façon plus respectueuse. Quand Jahanna s'éclipsa, un étrange malaise lui obstruait la gorge. Sa journée au palais s'annonçait plus que maussade.

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant