Chapitre 15 : L'Instinct du Chasseur (partie 3)

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Dalen s'était emmitouflé dans sa couverture de voyage. Affalé contre le tronc d'arbre, il somnolait tandis que son nouveau compagnon de route montait la garde. Son optimisme demeurait déroutant : une simple arme ne pouvait changer le cours de l'histoire. Du moins, pas dans l'immédiat. Il faudrait encore former une armée compétente, chose que Pressiac ne pouvait s'offrir. Les soldats actuels venaient souvent de milieux défavorisés et s'engageaient en échange d'une belle prime qu'ils ne ramèneraient chez eux que s'ils survivaient aux confrontations avec les Sorcières : Itera, Erroubo, les Marais... Le conflit s'enlisait car si les Hommes avaient l'avantage du nombre, les Sorcières maîtrisaient mieux le terrain qu'elles occupaient, et bénéficiaient de la toute-puissance de la magie.

L'arrivée des Prêtres en ce monde aurait pu changer la donne s'ils n'avaient pas constitué une frange aussi rare de la population. Les femmes qui tombaient enceintes d'un homme Sorcière préféraient avorter à l'aide de plantes venimeuse; certaines se suicidaient. D'autres finissaient exécutées pour hérésie.

Le cas contraire semblait plus complexe. Les Sorcières avaient l'air de peu se soucier de l'origine du père de leur enfant, à qui elles ne donnaient naissance que si elles le souhaitaient, les pratiques abortives n'étant pas réprouvées. Et ces enfants, élevés dans les cercles, portaient alors le nom de Mages.

Dalen poussa un long soupir. « Prêtre » ou « Mage », peu importait : ces êtres maudits n'avaient pas leur place dans ce monde. Nouveau soupir, plus sonore cette fois-ci.

— Tu ne dors toujours pas ? s'enquit Carsis, un brin irrité.

— Non.

— Fais un effort, il faut que tu sois en forme pour ton tour de garde. Et pour faire la route demain.

— De nous deux, je doute que ce soit moi qui serais le plus utile en cas d'ennui.

— Oh, ne soit pas si modeste !

Carsis et Dalen bondirent : cette voix qui venait de s'élever des ténèbres ambiantes appartenait à une femme. Le jeune Prêtre se dépêtra de sa couverture et se jeta sur son sabre. Si une Sorcière décidait de les attaquer, elle faisait le curieux choix d'abandonner l'effet de surprise.

— Oh voyons, tu ne me reconnais pas ? Je suis vexée...

Des bruits de pas étouffés par la neige semblaient les englober. Enfin, certains se rapprochèrent et un visage apparut à la lueur du brasier. Il s'agissait en effet d'une femme que Dalen connaissait : de longs cheveux auburn encadraient son visage aux traits fins, mais agressifs. Une ride du lion se dessina entre ses sourcils quand elle fronça les sourcils, visiblement gênée par la lueur des flammes. Elle s'avança encore, jusqu'à pouvoir tendre sa main aux deux hommes. Ce que toutefois elle ne fit pas.

— Morinn.

— Dalen.

— Et moi c'est Carsis, inutile de me présenter, railla le Chasseur.

À peine plus âgée que Dalen, cette femme appartenait à la section rouge : composée de spécialistes en empathie, les Prêtres qui y étaient acceptés devenaient dresseurs, de chiens pour la plupart. Voilà qui expliquait les multiples bruits de pas perceptibles autour de leur campement. Si le jeune homme avait longtemps rêvé d'intégrer cette section, l'accès lui avait été refusé à plusieurs reprises : il possédait les qualités indispensables pour faire partie du corps de combat rapproché, mais était incapable de donner un ordre satisfaisant à la plus petite bestiole.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, nerveux.

— La même chose que toi. Je chasse.

Un grognement se fit entendre, mais la bête se calma d'un claquement de langue de la part de sa maîtresse. La rivalité qui existait entre les deux sections s'expliquait aussi par ce phénomène : les combattants répugnaient à laisser d'autres êtres vivants faire le travail à leur place et considérait cela comme un signe de lâcheté, tandis que les dresseurs y mettaient un point d'honneur et narguaient leurs collègues à propos de leur efficacité. Après tout, si leur chien mourait, n'avaient-ils pas juste à en changer ? Dalen avait espéré l'intérgrer par amour des animaux, mais les pratiques qu'on lui avait rapportées par la suite ne lui faisaient pas regretter le sabre et les arts martiaux.

— Toute seule ? Je croyais que vous autres préfériez... partir en meute.

Morinn esquissa un sourire mauvais.

— Pauvre petit, tu t'es trouvé un gentil camarade parce que tu étais tout seul ?

— Et qu'est-ce que tu chasses comme ça ? lança Carsis avec agressivité.

L'attitude défensive du Chasseur plaisait à Dalen, et il commençait même à l'apprécier en toute sincérité. Après tout, rien ne l'obligeait à se mêler des histoires entre Prêtres.

— Vous devez la connaître... rétorqua Morinn sur un ton doucereux. Nara Tialle.

Les cheveux se hérissèrent sur la nuque de Dalen. Cela n'avait aucun sens. Pourquoi envoyer ses collègues en solitaire sur la piste de la même cible ?

— Tu as l'air étonné. Les patrons la veulent vivante. Pas forcément en un seul morceau, mais vivante. Et il y a une belle prime à la clef. Tu es loin d'avoir l'exclusivité sur cette mission. Et la concurrence est rude au sujet de cette petite punaise.

Le Prêtre resserra la prise sur la poignée de son sabre. Cette fois-ci, les paroles de sa consœur ressemblaient fort à une menace. Pourtant, cette dernière s'assit sur le tronc d'arbre contre lequel Dalen était adossé quelques minutes auparavant. Elle croisa ses longues jambes d'un geste presque séducteur puis déclara d'un ton neutre :

— D'ailleurs, tu ne trouves pas ça curieux ? Pourquoi la récupérer vivante ?

— Elle doit détenir des informations militaires, répliqua Dalen. Et ils doivent vouloir l'exécuter eux-mêmes, pour l'exemple.

— Je ne crois pas, non. On reçoit de plus en plus d'ordres similaires : capturer les Sorcières sans les tuer ou trop les amocher... Même toi, tu as dû t'en rendre compte.

Morinn marquait un point et, consciente d'avoir troublé son collègue, sourit, puis se releva.

— Je repars. Mes toutous ne seront pas fatigués avant plusieurs kilomètres de marche. Je n'aimerais pas qu'ils passent leurs nerfs sur vous.

Chacune de ses phrases était ponctuée d'un petit rire méprisant qui semblait agacer Carsis. Il resta cependant impassible quand elle s'éloigna et laissa la nuit l'envelopper de son impénétrable manteau noir.

— C'est vrai ce qu'elle raconte ? chuchota-t-il. Je croyais que vous deviez tuer les Sorcières. C'est pas ce qui est écrit dans votre « livre » ?

Le jeune homme ne sut que répondre. Leur rôle consistait bien à détruire les Sorcières, ces êtres qui pervertissaient la Nature et représentaient la plus grande menace contre les Hommes. Pourtant, Morinn avait raison : les Prêtres-Chasseurs ramenaient leurs proies vivantes à une fréquence bien plus importante qu'avant.

Dalen prit soudain conscience d'une chose : presque toutes les proies que ses confrères ramenaient étaient des femmes. Avec un frisson d'horreur, il comprit que les Hauts-Prêtres donnaient enfin à Pressiac, à long terme, les moyens d'obtenir une armée.

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant