Chapitre 18 : Parmi les Reines, un Roi (partie 3)

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Leur repas frugal à la main, Luan et Arlam déambulaient dans les rues d'Itera. La benjamine du groupe n'avait tenu qu'une nuit avant d'entraîner son cousin à la recherche de leurs parents. Ils n'avaient pas d'indications précises sur l'endroit où les trouver, aussi se mirent-ils à arpenter les allées du cercle. La guerre frontalière ravageait le cercle depuis une dizaine d'années, et les renforts venus de l'extérieur avaient mis du temps à arriver. À contrecœur, Ethys et Vallys avaient quitté leurs enfants pour suivre leurs femmes respectives, Maja Nessem et Derenn Ertolomaï. La fréquence des courriers, d'abord quotidiens, s'était estompée. La dernière lettre que Luan avait reçue datait de plusieurs mois, et elle ne l'avait lue que lors de son dernier passage au Bois Refuge.

Pour la première fois, la jeune fille découvrait la vie près du front de ses propres yeux. Bien sûr, ses parents lui avaient décrit les scènes auxquelles ils avaient assistées, parfois apocalyptiques, parfois étranges : des Sorcières estropiées qui rampaient pour atteindre un banc ; de jeunes soldats qui partageaient leurs rations avec les plus âgés ; des Iterans qui accueillaient chez eux les nouveaux arrivants qui ne pouvaient se permettre de se loger. Le calme était revenu avec l'hiver, mais certains vestiges d'anciennes batailles demeuraient visibles. Quelques bâtisses avaient été dévastées par des armes humaines, des routes nécessitaient des pavés neufs et les jardins en bordure faisaient peine à voir.

S'occupant chacun d'un côté de l'avenue, Arlam et Luan scrutaient les visages des passants. Les yeux étirés des Iterans s'écarquillaient devant leurs airs curieux de nouveaux venus.

— Je me sens un peu misérable, susurra Arlam. Je suis adulte, j'aurais pu rejoindre le front moi aussi, après ma thèse.

— Et me laisser toute seule, une fois de plus ? Merci bien.

Malgré la pertinence de son argument, l'illusionniste ne parvenait à se rasséréner. Luan capta quelques regards sévères à leur encontre, mais elle n'hésita pas à froncer les sourcils à son tour. Elle concevait que les habitants du cercle éprouvent du ressentiment vis-à-vis des Sorcières extérieures, mais ce conflit lui avait pris ses parents et seul Arlam avait assumé la responsabilité de l'élever depuis. Le jugement que portaient les locaux l'irritait.

Au milieu des faciès tuméfiés et couverts de bandages, une longue chevelure presque blanche attira l'attention de la belliciste. Sa mère avait dû changer depuis son départ, et perdre quelques pigments avec l'angoisse quotidienne, au passage. Mais la Sorcière qui se retourna avait une dizaine d'années de trop.

— Aïe !

Les doigts d'Arlam venaient de lui pincer le bras avec vigueur. Ses yeux le foudroyèrent, puis se braquèrent dans la même direction que ceux de son aîné. Elle reconnut un menton, un nez, des sourcils fins. Les visages identiques de Vallys Ertolomaï et Ethys Nessem affichaient leur stupeur ; puis quelques rides vinrent chatouiller leurs yeux tandis qu'un large sourire fendait leurs joues.

Sans prononcer un mot, les deux cousins se frayèrent un chemin parmi les passants, esquivant les coups d'épaules jusqu'à leurs paternels. Le sang de Luan cognait contre ses tempes avec un tel empressement qu'elle peinait à percevoir les sons autour d'elle.

— Papa !

Bien qu'elle ait cru prononcer ce mot, ses lèvres lui parurent immobiles. Peut-être était-ce Arlam qui avait interpellé son propre parent. La jeune fille ferma les yeux, submergée par une excitation mêlée à une pointe d'angoisse. Vallys Ertolomaï appartenait depuis trop longtemps à ses souvenirs. Était-elle même sûre de ne pas se leurrer sur son identité ? L'étrange idée de confondre son père et son oncle la fit sourire avec nervosité. Les paupières toujours closes, elle laissa des bras vigoureux la serrer contre un large torse. Elle sentit ensuite les cordes vocales vibrer dans un rire rauque, suivi d'une simple phrase :

— Ma petite fille a bien grandi, à ce que je vois.

La belliciste demeura ainsi de longues secondes, des larmes perlant au coin de ses yeux, et le nez enfoui dans la chemise de son père ; son odeur n'avait pas changé et la plongeait dans un bain de souvenirs d'enfance. Les voix surexcitées d'Arlam et de son oncle lui parvenait, comme dans un écho, sans doute pour évoquer leur épopée à travers le continent.

Luan préféra profiter de l'instant.


***


— Je m'entretiendrai avec Nara pour la convaincre de rester quelques semaines de plus ici. Ça ne devrait pas poser de problème, je pense.

Assis en tailleur, Arlam servit ses parents en thé dans leurs tasses en bois. Luan, Vallys et Derenn avaient préféré trouver un jardin public pour embaumer leurs retrouvailles de douceur printanière.

— Je dois avouer que c'est le dernier endroit où je m'attendais à te trouver, commença Maja Nessem.

— Surtout avec Luan..., ajouta son époux.

L'illusionniste crut déceler un léger reproche dans la voix de son père, mais préféra ne pas s'en formaliser. Après tout, lui-même n'aurait jamais envisagé emmener sa cousine hors du cercle, à peine un an plus tôt.

— Oui, j'imagine votre surprise. J'avais d'ailleurs peur que Vallys et Derenn ne m'en veuillent, mais ils sont trop heureux de voir leur fille pour s'en préoccuper.

— Je ne te le fais pas dire, répondit Ethys avec un petit rire.

Il porta la tasse à ses lèvres et but son thé jusqu'à la dernière goutte. Arlam savait bien qu'il n'appréciait pas trop ce breuvage, trop amer à son goût, mais qu'il faisait l'effort pour son unique enfant. Ce détail lui tira un sourire discret.

— Nous voyageons avec d'autres Sorcières. Croyez-moi, nous sommes bien entourés.

— Je suis curieuse d'en entendre plus !

Arlam prit une grande inspiration, puis entama en détail le récit de son épopée auprès de Nara. Il ne cacha pas sa fierté en évoquant le rôle de Zylph dans la libération de ses consœurs à Froidelune ; sa confusion face aux différences culturelles qu'il avait découvertes. Ses parents l'observèrent, impressionnés par ses exploits, mais catastrophés par les nouvelles qu'il leur rapporta du continent.

— Cette Nara m'a l'air d'être un sacré personnage, déclara finalement Maja.

— Je ne peux pas te contredire, répondit l'illusionniste. Son courage est totalement aléatoire, et elle manque de recul sur beaucoup de choses. Et surtout, elle a cette foi insensée autour de l'Arbre de Feu...

— Pourquoi ne pas y croire ? rétorqua sa mère. Regarde-nous : voilà bientôt cinq ans que nous avons décidé de venir porter secours aux Iterans, que nous combattons les Hommes. Et ce conflit n'évolue pas d'un cil. Tu serais surpris de voir à quel point le culte des Reptiles a resurgi ici. Après tout, pourquoi ne pas chercher l'espoir ailleurs ?

Ethys acquiesça en silence, et se resservit en thé. Peut-être avait-il fini par en aimer les arômes, après tout ?

Ce fut au tour de ses parents de lui narrer les événements des quatre dernières années. Arlam les écouta avec attention, bien qu'une partie de son esprit vagabonde vers d'autres pensées. Il acceptait enfin l'idée que les croyances de Nara pouvaient avoir du bon.

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant