Chapitre 13 : Patience (partie 3)

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La salle du trône d'Aïcko se vidait de ses conseillères à mesure que la nuit chassait le jour. En sortant, certaines adressaient des coups d'œil réprobateurs à l'intention de Nara. L'entretien entre la souverain et sa vassale lors du séjour de cette dernière dans les geôles avait apparemment eu un certain impact sur l'humeur de la souveraine, et sur ses idées de défense du cercle. Quand Izor s'approcha d'elle, le sombre bleu de ses yeux brillait en effet de fatigue. La Reine donna congé aux dernières conseillères présentes.

— Bonsoir Izor, dit Nara avec respect.

— Bonsoir Nara. Alors, tu as décidé des prochaines étapes de ton voyage ? Les Marais ? Erroubo ?

Si elle ne la connaissait pas mieux, Nara aurait pu jurer que la Reine cherchait à la faire fuir. Il s'agissait au contraire d'une invitation pour qu'elle expose son projet.

— Nous allons partir directement pour Pzerion. Normalement, on devrait pouvoir passer par Itera si on y arrive après la saison des tempêtes.

— Vous voulez voir le Roi Pajera ?

— Oui. Et surtout, Arlam et Luan n'ont pas de nouvelles de leurs parents depuis des mois.

— Partis sur le front, hein ? Le courage est de famille, apparemment.

L'image d'Arlam en grand soldat courageux aurait sans doute fait rire Lucanos, mais Nara se contenta d'un vague sourire amusé. Quant à Luan, aucun doute que son nom serait un jour connu dans les écoles de bellicisme du Bois Refuge. Izor reprit :

— Pajera doit gérer pas mal de problèmes dans son cercle avant d'avoir le loisir de s'intéresser aux autres. Et à Pzerion, Gallia profite surtout du privilège de ne pas devoir se soucier des Hommes. Le cercle est trop loin, l'armée humaine trop inadaptée à une attaque maritime.

— Et l'Impératrice ? réagit Nara.

Izor la regarda avec surprise, comme si elle avait oublié l'existence de la souveraine suprême, qui la dépassait pourtant en termes de hiérarchie.

— L'Impératrice Jahanna ?

— Oui. Elle ne pourrait pas être réceptive à... ?

Un soupir d'Izor la stoppa dans son élan.

— Ma pauvre Nara, tu n'as pas idée de l'état actuel de la politique pzerionnoise. Si tu parviens à obtenir une séance avec Jahanna, ce sera déjà incroyable. Et pourtant, elle pourrait bien être la seule alliée que tu trouves là-bas...

La gorge de Nara se serra dans un mélange d'angoisse et de confusion. Cette conversation lui faisait l'effet du choc d'une brique sur le haut de son crâne. Elle savait que l'idée d'un conflit déclaré ne plaisait pas à Izor, même si celle-ci avait promis d'y songer. Néanmoins, elle n'avait pas imaginé qu'il puisse en aller de même pour d'autres Reines.

— Jahanna n'a pas une position idéale dans le gouvernement, poursuivit Izor, mais elle a des idées assez peu conventionnelles. Et surtout, c'est la première Impératrice à vouloir assumer son rôle depuis longtemps. Très longtemps.

Ces paroles suffirent à convaincre Nara qu'elle ne connaissait décidément pas la moindre chose à la politique en dehors d'Aïcko. De plus, avoir un jour à assumer des responsabilités au conseil du cercle à cause de sa position d'héritière de la famille Tialle ne l'enchantait guère. Comme si Izor avait senti que la tournure prise par la conversation la mettait mal à l'aise, elle demanda :

— Vous partez dans quelques semaines du coup, si vous voulez éviter les tempêtes d'Itera, c'est bien ça ?

— Oui. Esra et moi, on veut rester un peu plus avec notre mère. Et j'aimerais en profiter pour faire des recherches.

— Des recherches ? La dernière fois que tu as fait des recherches, j'aurais dû me douter que tu allais faire une bêtise plus grosse que toi. Et c'était avec...

Les mots moururent dans la bouche de la Reine. Avant son départ pour Froidelune, Nara avait passé des heures à étudier les Hommes avec Mezina. L'élémentaliste ferma les paupières, repoussa l'image du corps ensanglanté de son amie, de son dernier sourire. Un souffle lui balaya la nuque, comme des doigts qui la frôleraient, mais en ouvrant les yeux pour regarder par-dessus son épaule, elle savait déjà qu'elle ne trouverait rien.

— Est-ce que j'ai des raisons de m'inquiéter ? s'enquit Izor.

Nara prit quelques secondes pour calmer sa respiration et retrouver une apparente sérénité.

— Ne t'en fais pas. Tout va bien se passer.

Sans qu'elle parvienne à en identifier la raison, ces mots d'espoir eurent pourtant un arrière-goût amer quand elle les prononça.


***


Quand le ciel gagna sa teinte la plus sombre, deux silhouettes se faufilèrent entre les arbres sur la berge. Les raisons de leur discrétion résidaient dans un désir d'intimité, de compréhension inconditionnelle.

Un frère et une sœur avaient un rituel à accomplir.

La tradition aurait voulu que l'un et l'autre apportent des érélias, de petites fleurs aux fins pétales bleus, de préférence cueillies au pied de leurs maisons. Mais l'hiver les avait presque toutes décimées, aussi arrivèrent-ils les mains vides à leur destination. Un champ de pierres plantées dans la terre noire longeait la rive sur plusieurs centaines de mètres, sans que jamais le fleuve ne vienne les éclabousser, quelle que soit la saison. Frissonnants dans l'air humide, les adelphes contemplèrent ce tableau à la fois atypique et familier, puis louvoyèrent un instant jusqu'à trouver la pierre qui les intéressait.

Impossible pour un étranger de déterminer s'il s'agissait de la bonne : seules les personnes présentes lors de sa pose le pouvaient. Comme toutes les autres, on l'avait arrachée du lit de l'Aïcko pour l'occasion. Ils s'en approchèrent avec lenteur, mais sans hésitation, puis s'accroupirent devant elle et posèrent ensemble leurs paumes sur le roc.

Ils demeurèrent ainsi de longues minutes. Aucune convention ne régissait cet échange, que chaque individu avait le droit d'effectuer selon ses préférences. Aucune parole coutumière, aucune habitude de circonstances. Tous deux choisirent le mutisme, et ce contact avec la roche lisse.

— On devrait y aller... murmura enfin Esra.

— Oui, approuva Nara.

L'aîné posa une main sur l'épaule de sa cadette ; un geste simple, essentiel.

Puis tous deux s'éloignèrent en silence de la tombe de leur père.

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant