Pendant toute l'année dernière, Sting s'était entraîné pour courir le Country Music Marathon, à Nashville.
Chaque dimanche, il courait entre cinq et vingt km, se rapprochant de plus en plus des vingt-six qu'il allait devoir parcourir lors du marathon. Je rejoignais en voiture divers points de rencontre le long de son parcours afin de lui donner de l'eau. Au fil des mois et des km, je continuais de l'attendre avec une barre énergétique, un sourire et un baiser.
Lors d'une de ces courses, à la borne des dix km, je lui ai apporté un Gatorade glacé.
- J'adore cette robe, ma chérie, m'a-t-il dit en avalant sa boisson tellement vite que le liquide orange lui dégoulinait sur le menton, tachant son chandail blanc. C'est quoi cette couleur, déjà ? Pervange ?
- Pervenche.
Il a souri et a pris une autre gorgée.
- C'est bien ce que je disais, pervenche. Je peux avoir un baiser ? Pour m'aider à tenir dans les cinq derniers km ?
- Tu es dégoutant, tout plein de sueur !
Il m'a attirée contre sa poitrine.
- Mais tu t'en moque !
Il avait raison. Je l'ai embrassé longuement, en passant la main dans ses cheveux blonds ébouriffés, puis lui ai donné de petites tapes sur les fesses pour le faire repartir. Il a fini son parcours de quinze km sans problème, ce jour-là, et il a continué son entraînement pendant les quelques mois qui ont suivi.
Mais Sting n'a réussi à atteindre que les vingt km avant que je le perdre.
Tout à coup, il n'était plus là, et la neige recouvrait les feuilles mortes. Puis le soleil a fait fondre la neige et, malgré ma peine, je ne pouvais supporter que ces nombreuses heures d'entraînement n'aient servi à rien.
Il n'aura jamais couru de marathon, alors que cela était son rêve depuis qu'il avait commencé à s'entraîner à la course sur piste au début du secondaire. Il n'arrivait pas à s'ôter cette idée de l'esprit.
Alors, un samedi, tôt le matin, j'ai enfilé mes chaussures de sport et je me suis rendue sur les pistes de course de l'école. Sting m'avait expliqué que, pour parcourir un km, il fallait faire quatre tours de piste et, pendant son entraînement, il avait parcouru un nombre incalculable de km. Je savais donc que j'allais devoir me mettre à accumuler de sacrées distances si je voulais courir le marathon à sa place.
Mais, à mon premier entraînement, je ne suis parvenue à courir que deux tours de piste avant que l'air froid de février ne me brûle les poumons et la gorge. J'avais l'impression que mes tibias avaient été martelés sans relâche par des ballons de soccer. Je me suis penchée vers l'avant et me suis appuyée sur mes genoux, avant de recracher sur le sol, les yeux pleins de larmes. Deux tours ? C'est tout ? J'ai rapidement fait le calcul : un marathon équivaut à cent quarante tours de piste !
Les jambes flageolante, j'ai clopiné vers ma voiture, passant devant la nouvelle entraîneuse de football qui était en train d'installer de petits cônes oranges pour ses exercices. Les gars de l'école n'en finissaient pas de maudire les dieux du sport de se retrouver avec une femme comme coach.
Madame EverGreen avait dû me voir maladroitement faire ces deux tours de piste. Elle savait à quel point j'étais pathétique, et que je ne deviendrais jamais une coureuse. Que je ne pourrais jamais terminer ce que mon copain avait commencé.
J'ai tourné la clé, mon moteur grondant et ronflant avant de finalement démarrer, et me suis dépêchée de mettre les voiles avant que quelqu'un d'autre ne me voie. Après ce premier entraînement, je ne pensait pas récidiver. Mais je n'arrêtais pas de me dire que Sting avait besoin que je finisse ce projet pour lui.
Le samedi suivant, je me suis rendue aux pistes de courses plus tôt encore - le soleil se levait à peine -, afin d'être sûre que personne ne serait là pour me voir courir. Et madame EverGreen était déjà là, en train de s'entraîner.
Elle allait et venait le long de la ligne des cinquante yards, lançant des coups de pied en hauteur, marchant en faisant des fentes et s'élançant dans des sprints. Elle a agité la main dans ma direction et je me suis de nouveau mise à courir sans grâce - comme un gorille, en agitant les bras et les jambes dans tous les sens.
Au bout de deux tours et demi, je me suis agenouillée sur l'herbe, la respiration sifflante, luttant contre les larmes pour les empêcher de couler. Madame EverGreen s'est assise près de moi, lançant un ballon de football en l'air et le rattrapant. C'est elle qui nous donnait les cours d'éducation physique, mais nous n'avions pas beaucoup eu l'occasion de nous parler toutes les deux, à part pour échanger sur les habituels sujets bien gênant abordés dans le volet "santé" de ce cours - comme le sexe sans risque, les changements du corps à l'adolescence ou l'importance d'utiliser la soie dentaire.
- Est-ce que tu essaie d'intégrer l'équipe d'athlétisme sur piste ? m'a-t-elle demandé.
- Non...
- Mais qu'est-ce que tu fais ici, alors ?
Elle me regardait droit dans les yeux, et je lui en voulais un peu de cela. Je n'avais pas envie que quiconque sache que j'essayais de me mettre à la course, en particulier la meilleure athlète que notre école est accueillie. Madame EverGreen jouait au football dans cette école quand elle avait mon âge. À moins qu'on considère que le bière-pong ou bien se chamailler à la piscine, perchée sur les épaules d'un copain, compte comme de l'activité physique, je n'avait jamais fait de sport avant. Je craignais surtout qu'on vienne à savoir que j'étais en train de m'entraîner pour courir le marathon à la place de Sting ; si j'échouais lamentablement, je me sentirais encore plus perdue.
- Je ne suis pas trop mauvaise en course, a repris madame EverGreen. Enfin, j'ai déjà été bien meilleure, mais je n'ai pas oublié les bases. Est-ce que je peux t'aider ?
Elle m'a fixée avec l'air d'attendre une réponse, jusqu'à ce que j'admette :
- Bon, je m'entraîne pour un marathon, OK ?
-OK.
Nous sommes restées assises en silence. J'ai compté le nombre de fois où elle a fait sauter et rattrapé le ballon. Douze. J'étais sûre qu'elle me rirait au nez. Mais non. Elle s'est levée, a lancé le ballon sur le terrain et nous l'avons regardé rebondir puis s'immobiliser près du poteau de but.
Elle a hoché légèrement la tête dans ma direction.
- Je ne crois pas que je serais capable de courir un marathon. C'est tout un engagement, et je ne sais pas du tout comment on s'entraîne pour y arriver... Mais j'ai un ami qui pourrait t'aider.Vingt-six km et deux dixièmes.
C'est plus long que le trajet pour se rendre à Nashville.
Sting aurait été fâché s'il avait su comment j'ai passé la majeure partie de ma dernière année de secondaire - à manger seule tous les midis et à enfiler sa chemise de flanelle tous les soirs avant de m'allonger pour pleurer, à aller toute seule au cinéparc. Je voulais faire quelque chose qui l'aurait rendu fier. Quelque chose qui rendrait hommage à la personne qu'il avait été.
J'avais déclaré à madame EverGreen :
- Je vais participer au Country Music Marathon, en octobre.
Elle m'a dit qu'elle connaissait un gars qui prépare les gens pour les marathon, les triathlon et tous les autres types de courses. Le programme d'entraînement de Zelef coûte cher. J'ai accepté davantage d'heure de travail au restaurant routier où je suis serveuse, afin de pouvoir payer mon entraînement et les frais d'inscription au marathon d'octobre, et de m'acheter de nouvelles chaussures de course, une montre, des vêtements d'athlétisme et le fameux sac-gourde qui pourrait me servir de pipe à eau.
Alors me voilà, tous les samedis matin, en train de courir.
De courir pour lui.

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Respire, Lucy, respire.
FanfictionLucy déteste la course à pied. Et pourtant, la voilà qui se met à courir, plusieurs fois par semaine. Courir pour lui. Peu importe la distance parcourue, elle n'arrive pas à effacer la culpabilité qu'elle ressent... Ce jour-là, si Sting n'était pas...