Chapitre 28

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     Le lundi, quand je retrouve Zelef avant mon rendez-vous chez le médecin, son regard se pose immédiatement sur mon genou.
- Ça n'a pas l'air trop gonflé, me dit-il en réglant son pas sur le mien tandis que nous traversons le stationnement.
- Eh bien, bonjour à toi aussi.
- Comment te sens-tu ?
- Ça va, aujourd'hui, je n'ai pas mal.
    Il passe la main dans sa chevelure d'ébène.
- J'ai hâte de voir les radiographies.
- J'espère que, comme Natsu le pense, c'est seulement que j'ai trop couru. Je ne crois pas m'être déchiré ou foulé quoi que ce soit. Ce n'est que quand je cours depuis longtemps que je me mets à avoir mal.
    En ouvrant la porte du bureau de l'orthopédiste, Zelef scrute mon visage.
- Natsu m'a appris que vous êtes allés camper ensemble, samedi soir.
- Oui, c'était une super soirée.
    Je souris jusqu'à ce qu'il me lance un drôle de petit regard.
- On est amis, c'est tout !
- Je sais, je sais, Nat me l'a bien répété au moins cinquante fois.
    Son frère et lui parlent-ils de moi souvent ? Et pourquoi ? D'accord, nous sommes attirés l'un envers l'autre, mais, vraiment, nous ne sommes qu'amis.
- Fais juste attention à toi, ajoute Zelef.
- Tout va bien. Tu devrais faire davantage confiance à ton frère.
    Il me lance un petit sourire en coin.
- Tu as raison.
    Nous nous installons dans une salle d'attente où il y a autant d'aquariums que de planches anatomiques sur les murs, représentant des hanches et des genoux. Je remplis des formulaires, puis l'infirmière me conduit jusqu'à la salle de radiographie. Je suis en short aujourd'hui, alors je n'ai pas besoin d'enfiler une chemise d'examen. Je grimpe sur la table et assure à la technicienne que je ne suis pas enceinte. Elle me demande trois fois si j'en suis certaine, et j'ai bien envie de lui hurler que je n'ai pas fait l'amour depuis le mois d'octobre...depuis la nuit où j'ai perdu Sting.
- Il est absolument impossible que je sois enceinte.
    En voyant l'expression de mon visage, elle s'abstient de renchérir. Enfin ! Elle effectue les radiographies, puis m'emmène dans la salle d'examen, où Zelef est en train de rédiger un message texte.
- Nat veux qu'on l'appelle dès qu'on sortira d'ici, me lance Zelef en glissant son téléphone dans sa poche.
    Je garde le silence et prends une grande inspiration. Mon échange avec cette technicienne en radiologie m'a bouleversée et je m'inquiète pour mon genou. Il y a quelques minutes, il a commencé à me faire mal. Ou n'est ce que mon imagination qui me joue des tours ?
    La porte s'ouvre et le médecin entre, plongé dans des papiers qu'il tient à la main.
- Lucy Heartfillia ? Je suis le docteur Lyon.
- Bonjour, dis-je en lui tendant la main.
    Zelef et le médecin échange un petit signe de tête. Le docteur Lyon accroche les radiographies de mon genou sur le panneau lumineux et Zelef se penche pour les étudier.
- Donc, tu as des problèmes avec ton genou gauche ? me demande le médecin.
- Oui.
- Cela ne m'étonne pas. Ta fiche m'apprend que tu cours quarante km par semaine.
    Je lui réponds d'une voix lente :
- C'est vrai. Je m'entraîne pour le Country Music Marathon, en octobre.
    Le médecin prend mon pied dans ses mains et le tire vers lui, étirant ma jambe. Je grimace.
- Jusqu'à maintenant, comment as-tu soulagé la douleur ?
- En appliquant de la glace, en faisant des étirements et en prenant de l'ibuprofène.
- De l'ibuprofène ? s'exclame Zelef.
- C'est un bon anti-inflammatoire, intervient le médecin.
     Zelef regarde mon ventre fixement.
- Mais, parfois, cela cause des problèmes d'estomac.
    Quoi ? Mais j'en prends depuis des mois ! Est-ce à cause de l'ibuprofène que mon ventre est complètement retourné après chaque long parcours ?
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit, pour l'ibuprofène ? insiste Zelef.
- Je ne savais pas que c'était si important. Tu m'as déjà donné de l'acétaminophène. Je pensais que ça faisait pareil.
- À partir de maintenant, tu m'informes d'absolument tout ce que tu avales, d'accord ? Et ne touche plus à l'ibuprofène. Avec un peu de chance, la paroi de ton estomac n'est pas définitivement abimée, me dit Zelef.
    La main sur le ventre, je lui réponds en chuchotant :
- OK.
    Je ne prendrai plus du tout d'ibuprofène, mais, sans anti-inflammatoire, l'état de mon genou va-t-il empirer ?
- Alors, docteur Lyon, qu'en pensez-vous ?
- Il est effectivement enflé. C'est en train de diminuer, mais cela va recommencer à gonfler dès que tu courras un long parcours.
    J'ai un petit hoquet de surprise, et le médecin continue :
- C'est dû à ta physionomie. Tes os sont mal alignés et, quand tu te sers trop de ta jambe, cela irrite les nerfs de ta rotule. C'est ce qu'on appelle le "genou du coureur". Ceux qui en souffrent ne sont pas faits pour courir sur de longues distances.
- C'est exactement ce que m'a dit Natsu, remarqué-je d'une voix tremblante. Qu'est-ce que je peux faire ?
- La meilleure chose à faire est de le laisser se reposer. Travaille ta force musculaire. Envisage peut-être de courir le marathon l'année prochaine.
- Impossible !
- Non, impossible, répète Zelef.
- Je dois finir cet entraînement.
    Le médecin me lance un long regard, puis examine de nouveau mes radios.
- Il y a quelques options que nous pouvons explorer. On va te préparer une orthèse qui va empêcher ton genou de bouger latéralement. Cela devrait aider à soulager tes nerfs. Mais tu dois absolument toujours pointer ton genou vers l'avant, compris ?
    Je hoche la tête en paniquant intérieurement. J'ai déjà tellement de mal à me souvenir de toujours garder mes orteils pointés vers l'avant ! Il va falloir que je me le rappelle pour mes genoux aussi ?
-  De plus, Zelef peut te montrer des exercices destinés à renforcer les genoux et les cuisses, ce qui devrait aussi t'aider.
    Le médecin prend une profonde inspiration et griffonne quelque chose sur ma fiche.
- Mais, Lucy, tu sais... Je ne suis pas certain que ton genou va supporter le marathon.
    Je laisse tomber mon visage dans mes mains. Je pense à monsieur et madame Eucliff. À Lector. À Rogue. À tous ces gens auxquels Sting tenait. Ils étaient tous tellement excités quand ils ont appris que j'allais courir le marathon en son honneur. Est-ce que ce ne serait pas atroce que j'échoue ? Que je les déçoive ?      De plus, j'ai eu beau intensément détester courir au départ, l'entraînement est devenue une immense partie de ma vie, maintenant. Et je suis l'amie de Natsu, Zelef et Erza. Qui suis-je, sans ce programme d'entraînement ?
     Zelef me serre le bras pendant que je remercie le médecin. Nous sortons du bureau et marchons vers le stationnement, où Zelef m'attrape par les épaules et me tourne vers lui.
- Lucy, écoute-moi bien. Je ne suis pas médecin, mais je veux que tu saches que, peu importe ce que tu décideras, tu pourras compter sur moi à chaque étape, sans exception.
    J'essuie une larme avant qu'elle ait le temps de s'échapper de mon oeil.
- Et ton taux de réussite de cent pour cent ?
    Il agite la main dans ma direction.
- Cela dépend de toi. Moi, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que tu réussisses. Mais tu dois continuer à communiquer, à me parler. Dis-moi ce que tu avales, de A à Z.
- D'accord. Ce n'est pas très compliqué.
    Je salue Zelef, puis me glisse derrière le volant et fixe sans voir le bâtiment en brique rouge qui se trouve devant moi.
     Je ne peux pas abandonner maintenant. J'ai déjà laissé tomber Sting une fois.
    Après m'avoir demandée en mariage et avoir essuyé mon refus, il m'a quittée. Je me voyais pas ce qui aurait été plus douloureux que cela. Ma mère n'arrêtait pas  de m'inciter à faire des sorties avec mes anciens amis, ou à passer du temps avec mon frère et ses copains, mais je me suis contentée de rester couchée sur le canapé à regarder des rediffusions de Friends et de La loi et l'ordre, ou n'importe quelle émission qui m'empêchait de penser à lui. Chaque fois que je l'apercevais à l'école, il avait le visage blanc comme un linge, et plus jamais je ne le voyais sourire. Comment aurait-il réussi à supporter cette situation ? De mon côté, je n'arrivais pas à m'endormir.
    Quelques semaines plus tard, il a manqué le souper de famille que sa mère préparait tous les dimanches et s'est présenté à ma porte.
- Je n'ai pas réfléchi avant d'agir. J'ai fait une erreur.
- Quand tu m'as demandé en mariage ?
    Ses beaux yeux bleus se sont illuminés.
- Non, ça, ce n'était pas une erreur. C'était une erreur de te quitter.
     Il m'a promis de ne plus me redemander en mariage avant que je sois prête, et nous nous sommes glissés sous mes couvertures pour nous réconcilier, nous montrant à quel point nous nous aimions mutuellement. Les atroces peines de chagrins qui m'avaient écrasée se sont envolés quand il m'a embrassés partout. Sa mère aurait piquer une crise si elle avait su ce que nous étions en train de faire pendant que ce déroulait son souper à la dinde hebdomadaire.
    Quand nous avons eu terminé, il a renfilé son polo et ses jeans.
- Il faut que je rentre à la maison avant que maman n'envoie la garde nationale à ma recherche.
- Tout ce que tu veux, c'est de te jeter sur les restants de dinde, l'ai-je taquiné.
- Mais carrément !
    Il adorait la sauce aux canneberges et la purée de pommes de terre de sa mère.
     Nous nous sommes embrassés pour nous dire au revoir, et cela a été la dernière fois que je l'ai vu.
    Si je n'avais pas refusé sa demande en mariage, il n'aurait jamais ressenti le besoin de venir chez moi pour s'excuser, ce dimanche-là. Il n'aurait jamais manqué le souper de sa mère.
    Il serait encore en vie.
    C'est ma faute.
    Assise au volant de ma voiture, devant la clinique, je me rends compte que mes yeux brûlent parce que j'ai oublié de cligner des paupières. Je décide d'appeler Natsu. Il répond dès la première sonnerie.
- Alors, qu'a dit le médecin ?
- La même chose que toi. Que certains genoux ne sont pas conçus pour les longues distances. Que je devrais peut-être abandonner.
- Et qu'est-ce que tu veux faire ? me demande Natsu.
     Je renifle et m'essuie le nez. Il n'y a qu'une seule réponse possible à cette question.
- Je dois finir cette course, pour Sting.
    Une longue pause.
- Alors on va faire ce qu'il faut pour que tu la finisses.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant