Chapitre 7

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    Distance parcourue aujourd'hui : cinq km
Encore six mois avant le Country Music Marathon

    Aujourd'hui, c'est ce que Zelef appelle un " jour de repos ".
    Cela signifie que nous devons courir cinq km avant notre course de sept km de la semaine prochaine. Personnellement, une course de cinq km, ce n'est pas exactement ce que j'appelle du repos. Je commence à me demander si mon entraîneur ne s'est pas fait mordre par une araignée radioactive.
    J'ignore si cela va être aussi un " jour sans Natsu " : je n'ai pas vu sa jeep dans le stationnement, ce matin. Il est peut-être parti travailler avec des coureurs qui s'entraînent pour le marathon de Boston, ou quelque chose d'impressionnant du genre.
    Zelef nous demande de courir dans le centre-ville de Nashville, cette fois-ci, parce que nous en avons tous assez des parcours en pleine nature. De plus, il veut que nous nous habituions à courir en ville, puisque c'est là que va se dérouler le marathon lui-même. Il nous a imposé de mémoriser notre parcours d'aujourd'hui, parce qu'il est important de comprendre une course avant de l'entreprendre. Il faut aussi savoir où se trouvent les collines, afin de pouvoir rassembler tout son courage avant de s'y attaquer. Il est aussi essentiel de savoir quels cafés nous permettrons d'utiliser leurs toilettes s'il n'y a pas de toilettes chimiques dans les parages. Et , juste au cas où nous nous perdrions, Zelef a accroché des rubans oranges sur plusieurs lampadaires et panneaux de signalisation.
    Nous sommes partis du quartier de Music Row, qui abrite les bureaux de toutes les maisons de disques country, et j'en suis maintenant au km quatre. Le AT&T Building, qui est le plus grand bâtiment de Nashville, se dresse au-dessus de la ville. Tout le monde l'appelle " le Batman Building ", à cause de sa forme qui rappelle le masque de Batman.
    Je passe en courant devant les quelques arbres qui encerclent le stade LP Field, où jouent les Titans du Tennessee. Le billet pour assister à un match coûte plusieurs centaines de dollars, alors je ne suis allée en voir qu'un seul, la fois où mon frère en avait gagné deux en participant à un concours à la radio. J'ai adoré faire partie de la foule qui applaudissait et acclamait l'équipe, et la barbe à papa. Quelle belle journée! Me rappeler l'énergie qui régnait dans le stade me donne le petit coup de pouce qu'il me fallait pour m'atteler à ce dernier km, me dirigeant droit vers Bicentennial Park. La ligne d'arrivée.
    Quand j'aperçois enfin le dernier ruban orange, je pique un sprint vers Zelef et franchis la ligne d'arrivée sous les cris d'encouragement de ceux qui ont fini la course quelques minutes avant moi. Zelef me tend un gobelet de Gatorade, vérifie sa montre sa montre et écrit mon temps sur un calepin.
- Tu t'en es bien sortie aujourd'hui, Lucy.
    Je lèche les gouttes de Gatorade sur le rebord du gobelet, pour éviter d'avoir la main collante, puis bois une gorgée.
- Est-ce que je suis plus rapide?
    Il sourit.
- Non, pas vraiment. Mais tout ce qui compte, c'est que tu augmentes ton endurance afin de pouvoir terminer la course, OK? Ton but, c'est de finir.
    Tout à coup, la nausée me submerge. Je m'accroupis. Ma sueur dégouline de mon visage et tombe sur le sol de béton.
- Relève-toi, me dit Zelef en me tirant pour me redresser. Il faut marcher. Allons-y.
    Il me dirige et me fait décrire de grands cercles, comme un éléphant de cirque. Je reprends mon souffle et effectue des étirements, puis j'applaudis les coureurs qui arrivent après moi, et c'est déjà l'heure de rentrer.  Puisque notre parcours nous a menés d'un endroit à l'autre, aujourd'hui, au lieu de nous faire revenir à notre point de départ comme d'habitude, je demande :
- Qui va me raccompagner à ma voiture?
- Je vais t'emmener, dit une voix.
    Revoilà cet accent traînant et nasillard. J'étais en train d'éponger mon visage avec mon débardeur, mais je relève la tête et me retrouve face à Natsu, tout sourire. Vient-il de se matérialiser devant moi ?
- Non, le reprend Zelef en levant les yeux au ciel. Kanna va la conduire là-bas.
- Et pourquoi pas moi? argumente Natsu. Je suis un bon conducteur. Cela fait quatre ans que je conduis...six, même, si tu compte la fois où j'ai emprunté le camion de papa.
- Tu parles de la fois où tu lui as volé son camion pour aller t'éclater avec Melody Andersen, au souper organisé dans le sous-sol de l'église?
- Je l'ai emprunté.
- Tu l'as volé.
- C'est du pareil au même.
    Je les interromps :
- Je suis contente de n'avoir qu'un seul frère. Vous n'arrêtez pas de vous disputer.
- Ce n'est pas vrai, me réplique Zelef. Nous ne nous disputons pas en dormant.
- Cela arrive parfois, le contredit Natsu.
    Quels idiots.
- Allez, je t'emmène, me lance Natsu en agitant son trousseau de clés, et j'accepte dans un haussement d'épaules.
    Zelef n'a pas l'air très content, mais j'ai dix-huit ans, maintenant. Je peux prendre mes décisions par moi-même. Et, même si monter en voiture avec Natsu équivaut à se précipiter dans un bâtiment en feu, j'aime quand il me fait rire.
    J'ai besoin de rire.
    En montant dans la jeep, j'ai les genoux qui tremblent. Natsu referme la portière et c'est au tour de mes mains de trembler tandis que je boucle ma ceinture de sécurité. Cela sent vraiment le garçon, là-dedans. L'eau de Cologne, la transpiration. Quand il grimpe sur le siège du conducteur, j'inspire nerveusement.
    Du coin de l'oeil, je le regarde mettre le contact. Natsu a le visage hâlé et les yeux d'un joli vert pâle, mais je ne dirais pas qu'il est " beau " . Mignon, tout au plus.
Trois cercles noirs, de la taille d'une pièce de vingt-cinq sous, sont tatoués sur son avant-bras gauche. Une cicatrice court le long de sa mâchoire droite, comme un rappel de celle qui se trouve sur son cou. Bon sang, j'espère qu'il n'est pas du genre à participer à des combats au couteau.
Je décide de satisfaire ma curiosité :
- Natsu?
- Appelle-moi Nat. Il n'y a que ma mamie et mon papi qui m'appellent Natsu.
- Mais je préfère Natsu.
Il me lance un sourire.
- Bon, allons-y pour Natsu, alors.
- Comment t'es tu fait cette cicatrice, su ta mâchoire?
Il me raconte alors qu'il adore les raids multisports, ces course complètement folles qui peuvent inclure toutes sortes d'épreuves comme courir un demi-marathon, sauter par-dessus d'immense fossés, ou longer des foyers fumants comme des volcans. Il m'explique que cette cicatrice est le souvenir d'un parcours situé dans une dense forêt de Géorgie :
- Je me suis pris une branche en plein visage.
- Quelle course as-tu préféré jusqu'à maintenant?
Nous nous arrêtons à un feu rouge, et il se fourre une gomme à mâcher dans la bouche.
- J'ai participé à une sorte de parcours du combattant qui comportait une épreuve d'escalade et une descente de rivière sur chambre à air. Nous devions ensuite faire du rappel le long d'une montagne et, pour finir, courir un dix km. Je suis arrivé quatrième.
- Quatrième? m'exclamé-je.
- J'en suis encore fâché. J'aurais gagné si je n'avais pas perdu le contrôle de ma chambre à air après avoir heurté une roche dans la rivière.
- Est-ce que tu participes à beaucoup de course?
- Des courses normales, tout le temps, mais il y a quelques mois que je n'ai pas fait de raid multisports..., me répond-il d'une voix douce.
- Pourquoi donc?
- J'ai promis à ma mère que je n'y participerais plus.
- Hein? Pourquoi? Tu t'en sortais drôlement bien...
- Elle disait que c'était devenu une dépendance... Je sais pas trop.
Nat tourne et emprunte la 6e Avenue en me jetant un coup d'oeil. Cela fait déjà plusieurs pâtés de maisons qu'il n'a pas prononcé un mot. Son humeur s'est assombrie. Moi, cependant, je n'arrive pas à rester immobile et silencieuse.
- Alors, est-ce que tu as entraîné quelqu'un, aujourd'hui?
- Ouais. J'ai donné le rythme à un gars qui s'entraîne pour le triathlon Ironman du Wisconsin qui aura lieu cet automne. On n'a couru que quinze km, c'était un jour de repos.
Je vous jure que ces deux frères génétiquement modifiés vont me mener à ma mort.
Il tapote le volant.
- Je crois bien que je vais faire un parcours Accro-branche, cet après-midi.
- Tu ne te fatigue donc jamais?
- Oh oui, bien sûr. Je suis tellement épuisé que mes parents mettent au moins cinq minutes à me réveiller, le matin. Les réveils ne fonctionnent pas avec moi.
Je glousse en imaginant ses parents en train de le secouer pour le tirer du lit.
- Ce sont tes parents qui te réveillent? Tu as quel âge?
- Vingt ans, et toi?
- Dix-huit ans... As-tu couru dans le centre-ville, aujourd'hui? Je ne t'y ai pas vu.
- Non, nous nous sommes entraînés le long de la rivière Stones. Il nous fallait une bonne distance pour étirer la course.
- Et Zelef t'avais demandé de nous rejoindre au centre-ville après?
- Non.
Il me regarde du coin de l'oeil.
- Je m'y suis rendu parce que...je tenais à m'excuser. Je ne voulais vraiment pas te gêner, la semaine dernière. Tu sais, avec l'ampoule et le pansement. J'ai bien vu ton expression quand tu es partie.
- Mais non, voyons. Aucun problème.
Quelle menteuse.
- Je ne crois pas, me réplique Natsu avec un petit sourire narquois. C'est après coup que je me suis rendu compte que tu ne savais même pas qui j'étais quand je t'ai soigné le pied.
- J'ai trouvé que c'était super gentil de ta part.
- Ah bon ?
Son sourire s'élargit.
- J'ai hâte d'apprendre à mon frère que tu n'as pas été scandalisé par mon comportement. Il affirme que c'est ce qui s'est passé.
- Vous ne vous entendez vraiment pas bien, Zelef et toi?
Natsu marque une pause.
- C'est mon meilleur ami. Je l'adore. Il me donne une nouvelle chance...tu sais, en me confiant ce travail, tout ça.
J'aimerais qu'il m'explique davantage, mais il redevient silencieux.
- J'ai l'impression que vous vous bagarrez assez souvent, non?
- On est frères, on se bagarre tout le temps. Sauf que j'ai déjà entendu dire que, quand on se dispute fréquemment pour des choses sans importance, on risque moins de carrément exploser le jour où on rencontre un réel problème.
- Est-ce que ce n'est pas surtout vrai pour les couples?
Il hausse les épaules.
- Je crois que ça peut s'appliquer sur tous les types de relations.
Je grignote l'ongle de mon petit doigt. J'avais répété encore et encore à Sting que je ne voulais pas m'engager tout de suite après le secondaire, qu'il y avait bien des choses que je voulais faire avant de l'épouser, mais nous ne nous étions jamais vraiment querellé avant que je refuse sa demande en mariage. Si nous nous étions disputés plus souvent, les choses se seraient-elles passées différemment? Aurions-nous été capable de gérer nos problèmes sans que Sting en vienne à rompre avec moi?
    Le trajet dure à peine cinq minutes et passe en un éclair. Natsu se stationne près de mon antique automobile. Il bondit hors de sa jeep, en fait le tour en trottant et ouvre ma portière. Salut, jeune homme supra galant.
- Je te souhaite une très belle fin de semaine, me dit-il en m'aidant à descendre.
- À toi aussi.
    il attend que je sois bien installé dans ma voiture et que j'ai fait marche arrière avant d'agiter la main pour me dire au revoir et de grimper dans sa jeep. Je lui rends le salue, allume la radio et baisse ma vitre pour laisser entrer un peu d'air frais.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant