Chapitre 21

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Je ne supporte pas l'idée d'être incapable de battre Natsu à quoi que ce soit.
J'accepte alors de le retrouver après mon quart de travail du dimanche midi. En l'attendant dans le stationnement du restaurant, je renifle mon t-shirt. Ouaip, c'est officiel, je sens l'oignon.
Il arrive pile à l'heure, vêtu d'un short de course et d'un t-shirt gris, froissé. Je lui fais un grand sourire et, tandis qu'il s'approche de moi, je remarque la grosse contusion près de son oeil gauche.
Je m'exclame :
- Oh mon Dieu !
Je me dresse sur la pointe des pieds pour regarder sa blessure de plus près. Sans réfléchir, je repousse doucement ses cheveux roses pour dégager la bosse verdâtre. Il s'est visiblement fait cet hématome il y a quelques jours.
- Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ?
- Rafting avec des amis. On a chaviré.
Je croyais qu'il devait laisser tomber les sports extrêmes. Est-ce que le rafting en est un ?
- Les rapides étaient-ils violents ?
- Ils étaient seulement de classe quatre, donc non. C'est pour cela que je pensais que tout irait bien, tu vois ?
Il semble gêné.
- Comment ta mère a-t-elle réagi ?
- Elle n'a encore rien vu... J'habite la résidence de ma fraternité jusqu'à ce que ma bosse désenfle. Je ne veux pas que Wendy et Cherria s'inquiètent.
- Natsu, lui dis-je doucement, s'il te plaît, sois prudent.
- Je suis toujours prudent.
Je n'en crois pas un mot. Déjà, il a couru alors que sa cheville était foulée. Moins de deux semaines plus tard, il se blesse de nouveau. Inquiète, je touche du bout du doigt la cicatrice sur son cou.
Il se penche vers moi et me chuchote à l'oreille, d'une voix rauque :
- Attention. La dernière fois que tu as fait ça, on s'est retrouvés allongés près de la rivière Little Duck.
Je retire mon doigt vivement.
- Ce n'est pas une bonne idée, tout ça.
Je sors mes clés de ma poche et me dirige d'un pas raide vers ma voiture, sentant un frisson me parcourir l'échine.
- Luce, attends !
Il court et se place devant la portière du conducteur, pour m'empêcher de l'ouvrir.
- Je suis un imbécile. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise ou te blesser.
- Alors, pourquoi as-tu dit ça ?
- Je n'ai pas réfléchi avant de parler, je suis déso...
Je l'interromps, agitant mes clés tout en prenant une grande respiration.
- Écoute, Nat, j'aime bien passer du temps avec toi, mais ce dont j'ai besoin, c'est d'un ami. C'est tout.
Il serre les poings. Me regarde droit dans les yeux.
- Est-ce que mon amie peut me pardonner d'avoir dit quelque chose de vraiment stupide ?
Je range lentement mes clés dans ma poche et lui montre sa jeep.
- Alors, que voulais-tu qu'on fasse, aujourd'hui ?
En m'ouvrant la portière du passager, il m'annonce :
- Je me suis dit que c'était une journée parfaite pour une partie de galet.
- On va jouer au galet ? Vraiment ? Tu n'as rien trouvé de mieux ? demandé-je en grimpant à bord.
Il claque la portière et court s'asseoir derrière le volant, d'où il me fait un petit sourire moqueur.
- Je me suis dit que tu préférerais sans doute cela au saut en parachute ou au "sumo à la Natsu"...
- Et c'est quoi, exactement, le "sumo à la Natsu" ?
- On enfile des costumes de sumos, qui nous font paraître obèses, et puis on lutte.
Je murmure :
- Oh, quelle horreur ! Tu as raison, le jeu de galet c'est très bien.
- Génial. Parce que je ne savais vraiment pas où trouver ces costumes.
Je lui fais une petite grimace.
- D'accord, j'ai une dernière option à te proposer : on peut faire une compétition de nage synchronisée. Mais je ne sais pas trop comment l'un de nous peut la remporter, si nous devons être synchronisés...
Luttant pour ne pas éclater de rire, je le presse :
- Tu veux bien démarrer, Natsu ?
Il pouffe, allume le moteur et emprunte l'autoroute. Les rayons du soleil traversent les vitres de la jeep ; la peau de mes cuisses colle au ruban adhésif qui a servi à réparer mon siège. Alors que la voiture monte et descend les flancs des collines, nous chantons à tue-tête pour accompagner la radio. Quand il arrête la voiture, je comprends que Natsu m'a emmenée - je ne plaisante pas - à la maison de retraite de ses grands-parents.
Je lâche, surprise :
- Mais qu'est-ce qu'on fait là ?
- C'est le seul endroit que je connaisse qui soit équipé pour le jeu de galet.
Un petit grognement m'échappe et, une fois que j'ai commencé, je ne peux plus m'arrêter de rire. Ce qui provoque une crise de fou rire chez Natsu aussi. Je ris si fort que j'en ai mal au ventre. Les personnes âgées qui se promènent dans le jardin nous regardent d'un air étonné.
Nous séchons nos larmes quand apparaît un vieil homme qui s'appuie sur une canne. Il porte une casquette de grand-père et est plus ridé qu'un shar-pei.
- Natsu Dragneel.
- Salut, papi.
Papi avance la main pour tapoter le visage de son petit-fils et effleure son hématome avec précaution.
- Tu as mis de la glace sur cette blessure, jeune homme ?
- Oui, pap'.
Visiblement satisfait de cette réponse, son grand-père tourne son attention vers moi.
- Ça fait deux semaines que tu n'es pas venu voir tes grands-parents, et tu cumules ta visite et un rendez-vous avec une jeune fille ?
- Ce n'est pas un rendez-vous. C'est une compétition. Je m'en viens battre Luce au jeu de galet.
- Tu te sers de moi, maintenant ? Heureusement que ton papi a un carte de membre, hein ?
Il scrute son petit-fils, l'air faussement méfiant.
- Il croit que c'est un club privé, ici, me chuchote Natsu. Mais, en réalité, c'est une maison de retraite...
Papi l'attrape par son oreille, qu'il secoue.
- Aïe, arrête ! crie Natsu.
- Mais comment arrives-tu à supporter ce clown ? me demande papi en m'attrapant par le coude. Allez, viens t'assoir avec moi.
Natsu me libère de son grand-père.
- Non, non, non. Tu ne peux pas accaparer Luce comme ça.
- Si elle n'est pas ta petite-amie, rien ne m'en empêche.
- Il vaut mieux que mamie ne t'entende jamais dire ça ! le prévient Natsu. Où est-elle, d'ailleurs ?
- Elle joue au bingo dans le sous-sol de l'église.
- Et tu ne pouvais donc pas y aller, c'est ça ? Tu es un tel pécheur que tu t'enflammerait à peine le pied posé à l'intérieur, n'est-ce pas ? se moque Natsu.
    Son grand-père lui saisit l'oreille de nouveau.
- Je vais te faire jeter hors de mon club, je te préviens, annonce papi.
- C'est une maison de vieux !
    Les voyant sur le point de se chamailler tout l'après-midi, je les interromps :
- Papi, voulez-vous compter les points pour nous ?
    Et, bien vite, je me retrouve en train de battre Natsu au jeu de galet...
- Et hop, dix points supplémentaires pour toi, parce que tu es jolie.
- Ouais ! hurlé-je en agitant le poing.
    Natsu lève les yeux au ciel.
- Papi, arrête de lui faire les yeux doux. Tu n'es pas son genre.
- Et c'est quoi, exactement, son genre ?
- Les hommes de moins de soixante-dix ans.
- Je te raye de mon testament, mon garçon.
    J'adore leurs plaisanteries. J'en suis même un peu jalouse, pour être franche. Les parents de ma mère vivent au Mississippi, et je ne les vois pas souvent. Par ailleurs, je n'ai jamais rencontré les parents de mon père.
    J'utilise mon espèce de manche à balai pour pousser le galet vers le triangle numéroté. Il s'arrête sur le huit. Je sautille en souriant.
    C'est au tour de Natsu. Il fait glisser e galet suivant, qui sort du triangle.
- Eh merde !
- On n'emploie pas ce type de langage devant une jeune dame, l'avertit papi. C'est cinq points en moins !
- Tu ne peux pas enlever des points !
- Je viens de le faire.
    Grâce à papi et à son système de pointage, je remporte une victoire écrasante sur Natsu.
- C'était vraiment injuste, grogne celui-ci sur le chemin du retour.
- Tiens, je ne te pensais pas mauvais perdant.
- Grrr.
    J'ai apprécié l'après-midi que nous avons passé. Avant de partir, Natsu a serré fort son papi dans ses bras, et pendant longtemps, tandis que ce dernier lui tapotait le dos. Nat est vraiment un bon garçon. Ça me touche qu'il aime sa famille à ce point. De plus, il a les pieds sur terre, tout en étant galant, à l'ancienne mode. Je me demande s'il a déjà laissé une femme ouvrir une porte elle-même.
- Ton papi est vraiment cool.
- Oui, c'est un sacré bonhomme, me répond Natsu. Quand ma mère n'a pas voulu me laisser rentrer à la maison pour Pâques, il m'a emmené pêcher à la mouche à Johnson City. C'était super - il a appelé ça notre fin de semaine en célibataires. Et il me répète sans cesse que je devrais vivre ma vie à fond... Parce que, tu sais, il s'est battu au Vietnam, où il a perdu beaucoup d'amis. C'est lui qui m'a donné un chèque-cadeau pour que je prenne me première leçon de parachutisme.
    Je m'exclame :
- Tu fais du parachutisme ?
- Eh bien, jusqu'à maintenant, j'ai sauté sept fois en parachute. C'est la sensation la plus forte que j'aie jamais vécue... Mais j'imagine que c'est fini.
    Son visage est marqué d'un petit sourire triste et heureux à la fois. À mes yeux, le choix est pourtant si simple : la famille est bien plus importante que le besoin de faire quelque chose de totalement toqué. Mais, visiblement, pour lui, c'est plus compliqué.
    Pour faire diversion, je lui annonce :
- Je veux remettre mon titre de gagnante en jeu. Je tiens à te battre à quelque chose, sans tricher. Sans tous les points supplémentaires que ton papi m'a accordés, qui sait qui aurait réellement gagné ?
- Hmm... et si on jouait au mini golf ? Demain ?
- J'imagine que tu possèdes ton propre bâton.
    Il sourit en tournant le volant. J'ajoute :
- Je travaille, demain.
- Ce n'est pas grave... Je te battrai un autre jour. Dis-moi, veux-tu participer à une course avec moi, dimanche prochain ?
    Il semble nerveux.
- Tu sais bien que je ne cours pas aussi vite que toi. Et que je ne couvre pas non plus les mêmes distances.
- C'est une course de cinq km. Ce sera comme un de tes entraînements quotidiens.
    Seulement cinq km. Zelef m'a aussi inscrite à un demi-marathon en septembre. Cela remplacera une de mes longues courses du samedi. Ce n'est sans doute pas une mauvaise idée que de courir cinq km avant le demi-marathon. Ça me donnera l'occasion de découvrir comment se déroule une course. Parce que, je dois l'avouer, tout ce qui concerne le Country Music Marathon m'impressionne et me dépasse un peu. Je suis censée aller chercher mon dossard numéroté la veille et, le jour même, je dois accrocher une puce à mon lacet. Je dois stationner ma voiture à un emplacement précis, puis consigner mon sac près de la ligne de départ. Quelqu'un me l'apportera à l'arrivée. Je dois mémoriser un graphique qui précise l'élévation de chaque section du parcours, ainsi qu'une carte qui indique où se trouve les postes de ravitaillement et les tentes de premiers soins. J'ai déjà appris par coeur l'emplacement des toilettes chimiques.
    Zelef s'attend à ce que je sache toutes ces informations sur le bout des doigts.
    Je demande à Natsu :
- À quelle heure commence ta course ?
- À sept heures.
- Bon sang, c'est trop tôt ! Je ne peux pas, à cette heure-ci. Je sers le brunch au restaurant, le dimanche.
    Il donne un petit coup sur le volant et se mordille la lèvre inférieure.
- C'est trop bête.
- Tu voulais que je sache à quoi m'attendre lors d'une vraie course ? C'est pour ça que tu voulais que j'y aille avec toi ?
    Il me toise et me répond :
- Je me disais que ce serait amusant qu'on y aille ensemble. On est amis, non ?
- Je vais voir si je peux me libérer.
- Tu vas adorer cette course, me répond-il, le sourire aux lèvres.
    Il n'y a rien de mal à ce que je me joigne à lui. Après tout, j'ai bien besoin de ce genre d'expérience. Et je suis contente de me remettre à faire des plans.
    Il me dépose près de ma voiture. Je m'apprête à démarrer quand il tape sur la vitre de ma portière.
- J'ai oublié de te préciser que, le jour de la course, tu dois porter un t-shirt blanc.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant