Chapitre 17

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Les dimanches matins, je fais la grasse matinée.
Je veux dire par là que je reste au lit jusqu'à neuf heures.
Le samedi soir, je ne rentre jamais avant une heure du matin, et je dois être de retour au travail à dix heures, pour le brunch du dimanche. J'ai beau avoir dormi jusqu'à neuf heures, mes paupières sont toujours lourdes et j'ai les yeux secs. C'est pourquoi je ressens comme des envies de meurtre quand mon téléphone sonne. Je ne reconnais pas le numéro, mais l'indicatif régional est celui du Tennessee. Plus personne ne s'appelle, de nos jours. Les gens se textent. Ce doit donc être une urgence. Oh, bon sang, et s'il était arrivé quelque chose à mon frère qui campe à Normandy ? Je m'assoie dans mon lit et décroche.
- Allo ?
- Allez, on s'active !
Je me frotte les yeux.
- Euh, qui est à l'appareil ?
- C'est Natsu. Celui qui court avec toi ?
- Oh.
Je n'ai vraiment pas envie de discuter avec quelqu'un d'assez stupide pour courir sur une cheville blessée. Ou d'assez stupide pour m'appeler à - je consulte mon réveil - sept heures !
- Je dors, Natsu.
- Non, tu ne dors pas, me répond-il d'une voix traînante, tu es en train de me parler.
Je fais une petite grimace à mon téléphone.
- J'ai prévu de me rendormir dans pas plus d'une minute. Donc, qu'est-ce qu'il y a ? Et parle vite.
- Pourquoi es-tu encore au lit à sept heures ?
- Parce que, comme la plupart d'entre nous, je ne suis qu'une simple humaine, je ne suis pas originaire de la planète Krypton. Pourquoi tu m'appelles ?
J'essaie de parler d'une voix neutre, mais mon ton sonne complètement grognon.
- Pour te remercier de m'avoir aidé hier...
- Il n'y a pas de quoi.
- ...et pour savoir si ça te tente de venir chez moi.
- À cette heure-ci ?
Il ignore ma remarque.
- Ma mère a invité toutes ses amies de l'église à venir manger du poulet frit cet après-midi, et je me disais que nous pourrions nous joindre à elles.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
- Tu ne sais pas ce que tu dis. Le poulet frit de ma mère est vraiment incroyable.
Je souris légèrement et me renfonce sous mes couvertures.
- Alors, qu'est-ce que tu en dis ? Je peux te texter l'itinéraire. J'aimerais bien passer te prendre, mais je ne peux pas conduire aujourd'hui : je dois laisser ma cheville surélevée.
- Ce que tu devrais faire, c'est montrer ton pied à un médecin. Et ta tête aussi, tant que tu y es.
- Je vais bien. Le médecin a confirmé que ce n'était qu'une foulure. Bon, peux-tu être là pour quatorze heures ?
- Je travaille jusqu'à quinze heures, le dimanche.
- C'est correct. Je demanderais à mes petites soeurs de nous mettre du poulet de côté. Elles sont là pour ça. Je te promet de te garder une cuisse.
Pressée de raccrocher, je lui réponds :
- Bon, d'accord. Allez, je me rendors, maintenant.
Je raccroche avant qu'il ne puisse ajouter quoi que ce soit, et je coupe la sonnerie de mon téléphone. Je me blottis sous mes draps, un sourire étalé sur le visage. Mais, deux heures plus tard, je me réveille les sourcils froncés. Ai-je réellement accepté de me rendre chez Natsu ?
Et puis, honnêtement, qui se permet de passer des coups de fils à sept heures, le dimanche matin ?

Il s'avère que Natsu habite à quarante minutes de chez moi, à Bell Buckle, près de l'université où j'irais au mois d'août. Ça me semble plutôt long, comme trajet, quarante minutes pour aller rendre visite à un gars que je n'ai pas particulièrement envie de revoir, alors je me convaincs que j'y vais pour le poulet.
C'est la première fois que je vais à Bell Buckle. C'est une petite ville très campagnarde, où on ne trouve que quelques stations-service et un de ces immenses magasins qui vendent des feux d'artifice. Ces endroits m'ont toujours inquiétée. Et si tous les pétards explosaient en même temps ? Verrait-on le champignon de fumée de l'espace ?
Je tourne sur une petite route cahoteuse, passe devant la chapelle et tombe sur une longue rangée de voiture. Madame Dragneel a dû inviter toute la paroisse à son festin de poulet frit.
Je me stationne près d'un fossé et éteins le moteur. Les doigts serrés sur le volant, j'expire fortement et lève les yeux pour regarder la façade de brique. Les volets auraient besoin d'être repeints et l'allée en béton s'effrite. Mais la pelouse, à l'avant est bien tondue et les tulipes sont de couleurs aussi vives que des bonbons. Sur le côté poussent des plants de tomates et des herbes en pots.
J'entends des voix s'élever du jardin. Un chat bleu fait la sieste sous le porche. Je grimpe les marches et tombe sur Natsu, tranquillement installé sur une balançoire, la jambe surélevée. Il boit un thé glacé en lisant les bandes dessinées dans le journal.
Il sourit en ma voyant.
- Lucy.
Il pose son verre et son journal sur une petite table et se penche pour attraper ses béquilles. Je lève la main et me hâte de lui dire :
- Non, non, ne te lève pas !
Il se radosse à la balançoire tout en étudiant le short en jeans et le t-shirt que j'ai enfilés après avoir fini de travailler.
- Je ne pensais pas que tu viendrais, me dit-il en se croisant les bras derrière la tête.
- Tu m'as bien avertie que ce serrait une grave erreur de manquer le poulet frit de ta mère.
Il rit. Puis, un long silence s'installe. Je m'accroupis pour gratter les oreilles du chat. Sur sa médaille est inscrit " Happy ". Il ouvre les yeux et se frotte contre mes jambes.
- Merci de m'avoir aidé avec mon pied, hier, me dit Natsu. Sans toi, j'aurais été une épave en fin de semaine prochaine.
- C'est quoi, cette course à laquelle tu vas participer ?
- Un évènement qui s'inspire de la bataille de Marathon. Tu sais que c'est de là que vient le mot. Le messager qui a couru jusqu'à Athènes pour annoncer la victoire des Grecs est mort d'épuisement. Ç'a lieu à Sparta, à l'est de Nashville. La course attire beaucoup de participants, parce qu'on y porte parfois des costumes de gladiateurs. Le premier prix est de cinq mille dollars.
- Sérieusement ? C'est énorme. Et tu envisageais de gagner, c'est ça ?
Il agite la main.
- Nan. Mais j'aurais pu arriver troisième ou quatrième, ou bien être le vainqueur dans ma tranche d'âge. Ce qui m'aurait rapporté dans les cinq cents dollars. Les courses me rapportent la majeure partie de mon argent. Zelef ne paie pas très bien.
Mais pourquoi travaille-t-il pour son frère, alors ? Uniquement pour passer du temps avec lui ?
- C'est étrange, comme gagne-pain.
Il fait un petit sourire narquois.
- C'est mieux que de travailler au McDonald's...
- Mais, maintenant que tu es blessé, que vas-tu faire ?...
Je regarde sa cheville bandée.
- Je vais prendre soin de mon pied toute la semaine et je serai comme neuf le jour de la course. Cela m'arrive souvent de courir alors que je suis blessé.
- C'est vraiment juste pour l'argent que tu cours ?
- Non, j'aime vraiment ça, aussi, me répond-il. J'aime tous les genres de sensations fortes : le deltaplane, le saut extrême...
    Il boit une gorgée de thé. Une grimace passe fugitivement sur son visage, mais je pense pas que ce soit parce que sa boisson est amère.
    C'est alors que la porte moustiquaire s'ouvre et qu'apparaît une petite fille aux cheveux indigos. Elle se précipite sur lui et lui embrasse le front. Cela me rappelle la façon dont mon propre frère prend soin de moi.
- Tu as invité une fille ? dit-elle, l'air ébahi.
    Avant qu'il n'ait le temps de répondre, elle me tend la main.
- Je suis Wendy, la soeur préférée de Natsu.
    Je souris de la voir si timide, mais direct.
- Ravie de te rencontrer.
- Mais où est notre poulet frit ? nous interrompt Natsu d'un air taquin.
- J'y vais, j'y vais, une petite minute, lui répond-elle. Qui est ton amie ?
- Je m'appelle Lucy.
     Elle pivote pour faire face à Natsu.
- C'est ta petite-copine ?
- Occupe-toi de tes affaires !
    Sa soeur éclate de rire, visiblement enchantée d'avoir réussi à énerver son frère. Je me souviens d'avoir taquiné Nick de la même façon quand il a commencé à inviter des filles à la maison.
    Wendy retourne dans la maison précipitamment, et Happy le chat bleu bondit dans son sillage. Je reste seule avec Natsu. Tout est si tranquille dehors. Le vent tiède souffle mollement, faisant sonner le carillon et bruisser l'herbe. Aucun de mes souvenirs n'est rattaché à cette maison, rien se rapportant à l'école ou à Sting. Elle est vierge. Et j'aime cette impression de vide.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant