Chapitre 8

4.7K 369 12
                                    

C'est l'heure du brunch au restaurant.
Le dimanche matin, les périodes juste avant et après la messe sont toujours très occupées. Mis à part le samedi soir, c'est là que je reçois les plus gros pourboires. Or, j'ai besoin de tous les dollars que je peux accumuler avant que l'université commence. L'aide financière du gouvernement va couvrir mes frais de scolarité et ma chambre en résidence, mais je dois payer moi-même ma nourriture et les frais afférents. Dans l'état actuel des choses, je dois être en mesure de m'acheter...un livre.
Je remplis les tasses de café du petit couple âgé qui vient là toutes les fin de semaine. Ils doivent avoir plus de quatre-vingts ans, mais ils s'assoient toujours tous les deux sur la même banquette, afin de pouvoir faire les mots croisés ensemble. Le monsieur a l'habitude de tapoter la main tachetée de brun de sa femme et de la regarder en souriant. Je me suis souvent demandé, à l'époque, si Sting et moi leur ressemblerions, un jour.
Je prends quelques minutes pour écouter un camionneur me raconter qu'une bétonnière s'est renversée sur la route, près de Knoxville, provoquant un embouteillage de trois heures. Personne n'a été blessé, Dieu merci.
Vers onze heures, l'hôtesse installe Jubia Lockser, Mirajane Strauss et Lévy MacGarden dans ma section.
Génial.
Jubia a grandit à Oakdale avec moi. Elle habitait à deux maison mobiles de la mienne, et nous avions bien des choses en commun. Nos mères étaient toutes deux célibataire : la mienne travaillait de nuit à l'épicerie, la sienne, de jour dans un autre magasin. Sa mère veillait sur Nick et moi pendant que nous dormions, et la mienne s'assurait que Jubia allait bien à l'école, puis la récupérait pour s'occuper d'elle après les cours. Nous avons partagé le même lit pendant des années - c'était comme une soirée pyjama sans fin. Nous n'étions pas du même sang, mais nous partagions tout, nous étions soeurs.
Quand nous étions en huitième année, la mère de Jubia a épousé le propriétaire d'une entreprise de paysagisme. Ils ont tous emménagé dans une maison de quatre chambres, à l'autre bout de la ville, et, du jour au lendemain, Jubia portait de nouveaux jeans et possédait un iPo, tandis que moi, j'avais toujours les mêmes gougounes de chez Walmart et continuais de n'écouter que la radio. Chaque fois que j'allais jouer chez elle après l'école, la seule chose qui me frappait était à quel point sa cuisine était propre, si propre que je pouvais me voir dans les électroménagers en acier inoxydable. Je me demandais si dans mon quartier régnait une odeur que je n'aurais pas remarquée, parce que, dans son nouveau foyer, je pouvais distinguer le désinfectant au citron et l'adoucissant pour la lessive.
J'étais si gêner et tellement mal à l'aise quand j'allais chez elle que j'ai cessé d'accepter ses invitations à y passer la nuit. Ensuite, elle est devenue cheerleader et s'est fait une autre amie, Mirajane, une nouvelle élève. Quand l'année scolaire suivante a commencé, nous n'avions déjà plus grand chose en commun et nous avions commencé à nous disputer pour des riens, comme le fait que j'ai perdu un de ses t-shirts. De plus, je n'avais pas beaucoup de temps à passer avec elle depuis que j'avais commencé à fréquenter Sting. Et puis, une rumeur s'est mise à circuler, selon laquelle Jubia avait un faible pour Sting, mais je m'en étais fichée. Je n'étais absolument pas au courant qu'elle l'aimait bien. Si je l'avais su, je ne serais jamais sortie avec lui. Quand notre amie - notre soeur - a le béguin pour un garçon, on ne sort pas avec lui. Mais cela faisait déjà des mois que Jubia et moi ne nous parlions plus. Je n'allais pas quitter le garçon de qui j'étais en train de tomber amoureuse afin de faire plaisir à une fille qui m'avait laissée tomber pour la nouvelle de l'école.
Maman n'était pas vraiment ravie de tout cela. Elle voyait d'un mauvais oeil le fait que, lorsque je n'étais pas à l'école, je passe tous mes moments à travailler au restaurant ou avec Sting, ni que je n'aie plus d'amies.
Un garçon peut faire partie de ta vie, mais ne doit pas être toute ta vie. C'est au secondaire qu'on commence à définir notre personnalité. Ne deviens pas uniquement la fille qui a un copain.
Malgré son amitié malvenue avec Jubia, Mirajane s'est montrée très gentille avec moi cette année. Il m'arrive, certains jours, de me sentir assez en forme pour lui parler en salle d'étude, et nous avons fait un travail d'équipe sur les pirates en histoire.
Je prends une grande inspiration et me dirige d'un pas décidé vers leur table, où elles sont en train d'étudier le menu, assez fort pour se faire entendre dans tout le restaurant
- Je veux commencer par des frites au fromage! s'exclame Lévy.
- Mais je ne pourrais plus essayer des vêtements, tout à l'heure, se lamente Jubia. Je vais avoir le ventre ballonné.
- Je ne peux pas faire confiance à quelqu'un qui n'apprécie pas les amuse-gueules, annonce tout bonnement Lévy.
Je saisis le crayon glissé derrière mon oreille.
- Salut !
Mirajane et Lévy lèvent la tête vers moi et me sourient.
- Salut.
Jubia continue de scruter le menu et fait comme si je n'étais pas là. Tiens donc.
Les trois filles sont un peu débraillées et leur mascara semble manifestement celui de la veille. Des mèches bouclées et ébouriffées tombent des chignons épinglés au sommet de leurs crânes. Je leur demande :
- C'est quoi, ces coiffures ?
- Bal des finissants, me répond Lévy.
Mais oui. Le bal des finissants. Maintenant que j'y pense, j'ai vu des filles en robes pailletées au restaurant, hier soir.
- C'était comment ?
- Sers-toi de ton imagination. La cafétéria était décorée sur le thème de la conquête de l'Ouest, marmonne Jubia.
- Quel dommage qu'on n'ait pas pu convaincre la direction de nous laisser organiser le bal des finissants dans un hôtel, cette année, ajoute Mirajane. Pourquoi s'imagine-t-on toujours qu'on va louer une chambre, boire et coucher les uns avec les autres ?
- C'est exactement ce que toi, tu ferais, la taquine Lévy. Je crois que la direction sait de quoi elle parle.
- Dis donc, c'est toi qui as loué une chambre d'hôtel, hier soir ! intervient Jubia.
Le rose monte aux joues de Lévy.
- Et tu n'as pas fait la même chose ?
- Non, à cause de son embargo sur les hommes, tu te rappelles? explique Mirajane.
- Alors, voulez-vous commander quelque chose à boire ? lancé-je, ne voulant absolument pas en apprendre davantage sur cet embargo sur les hommes, peu importe ce que cela peut bien vouloir dire. Ou une entrée ? Je vous l'offre.
Je ferais n'importe quoi pour échapper à cette discussion.
- Tu es un coeur, me remercie Mirajane.
Elles commandent des Coke Diète et les fameuses frites au fromage. Je fonce dans l'arrière-salle, enregistre la commande dans l'ordinateur, puis remplis des verres de glaçons.
- Nous allons magasiner des robes pour la remise de diplômes, cet après-midi, m'annonce Mirajane alors que je pose les boissons et les amuses-gueules sur la table. Tu devrais venir avec nous.
- Mirajane ! lui souffle Jubia, mais son amie agite la main pour la faire taire.
- Cet après-midi, je travaille, lui dis-je doucement.
La remise de diplômes, qui aura lieu dans un mois, ne m'intéresse pas plus que le bal des finissants, c'est à dire pas vraiment. Ma mère verse des larmes de joir chaque fois qu'on mentionne la remise de diplômes, comme lorsqu'il a fallu que je commande ma toge et mon chapeau, mais, pour moi, c'est juste un jour comme les autres.
- À quelle heure finis-tu de travailler ? me demande Mirajane en vérifiant l'heure de son téléphone. On peut t'attendre.
Je jette un coup d'oeil oblique à Jubia, qui continue de m'ignorer.
- À quinze heures...
- Parfais, commente Lévy. On reviendra te prendre. Ensuite, on ira au centre commercial.
J'aimerais bien porter une robe lors de la cérémonie. C'est la principale raison pour laquelle j'accepte d'aller magasiner avec elles. Pour être honnête, je n'ai pas les moyens de m'offrir quoi que ce soit, et je vais probablement devoir porter ma robe " pervange " que Sting aimait tant. Mais mon coeur bondit dans ma poitrine quand j'entends les filles raconter en riant comment elles se sont présentées en limousine au guichet du service à l'auto du McDonald's. Elles ont dû tellement s'amuser... Magasiner peut être amusant, et cela me distraira.
Comme promis, elles passent me prendre à quinze heures. Jubia est assise à l'avant de la voiture et elle ne se retourne même pas pour me saluer quand je me glisse sur le siège arrière. C'est bien parfait. Les filles se mettent à bavarder à propos du genre de robe qu'elles veulent, à reparler de la veille au soir, quand elles sont allées faire du patin à roulettes dans leurs beaux habits de bal, à répéter à quel point elles sont excitées d'assister à la remise des diplômes, à parler de l'université.
L'autre jour, un catalogue des cours offerts à la Middle Tennessee State University est arrivé par la poste. Je commence les cours là-bas en août, mais je ne l'ai pas encore déballé. L'université ne se trouve qu'à une demi-heure de route de Franklin, ce qui est une bonne chose. Je suis heureuse de savoir que je serais proche de ma mère et de mon frère. Mais c'est à peu près la seule chose qui m'enthousiasme. Je ne sais toujours pas si je vais étudier les maths ou la politique, et je m'en moque un peu. J'ai juste l'impression que l'université est la prochaine étape par laquelle je suis censée passer. Je vais suivre mes cours, et puis je décrocherai un travail, je ne sais pas lequel, et je serai capable de subvenir à mes besoins et de ne plus vivre dans une maison mobile. Mais le reste de mon futur est plongé dans la brume. Sans lui, quelle importance cela peut-il bien avoir?
Nous nous dirigeons droit vers une boutique où tout est bien trop cher pour moi et choisissons un assortiment de tenues à essayer. Jubia emporte un arc-en-ciel de robes dans une cabine.
Pendant toute l'année, Lévy a écrit son livre. Elle n'a pas beaucoup de poitrine et est toute petite. Elle peut manger, genre, huit assiettes de frites au fromage, elle reste aussi lourde qu'une plume. Toutes les robes lui vont en dessous du genou.
- Mais c'est tanant! J'ai l'air d'une vielle dame !
Elle juche une robe sur la porte de la cabine d'essayage. Quand à elle, Mirajane est superbe dans toutes les robes qu'elle essaie : l'Univers l'a dotée de gènes de mannequin. Jubia et moi avons à peu près le même type : moyen.
- C'est pas possible ! s'exclame Lévy, et une autre robe r'envole.
Mirajane éclate de rire. Je me surprends à glousser un peu, moi aussi.
J'enlève mon polo et mes jeans, dans lesquels j'ai travaillé au restaurant et qui sentent l'oignon. J'enfile une robe bleu pâle. En m'observant de côté, je remarque que ma taille s'est affinée et que mes jambes ont minci. Courir plus de vingt km par semaine est en train de modifier mon corps de façon très évidente.
    Mirajane balaie ma robe du regard.
- C'est joli.
    J'aime beaucoup celle qu'elle porte, en soie magenta et à fine bretelles. Son copain va l'adorer.
- La tienne aussi est super belle.
    Une robe sous chaque bras, Jubia est en train de texter à toute vitesse. Elle énonce ce qu'elle tape :
- Non, Grey, tu ne peux pas venir magasiner des robes avec moi. Tu. Es. Un. Garçon.
    Toujours vêtues de nos robes, Mirajane et moi retournons nous promener pied nus dans le magasin, afin d'examiner de nouveau les vêtements accrochés aux présentoirs.
    Elle lève devant sa poitrine une robe à paillettes argentées.
- Écoute, je voulais justement te parler. J'ai lu dans le journal de l'école que tu entres à la Middle Tennessee State University cet automne, n'est-ce-pas?
- Oui...
- Est-ce que tu vas prendre une chambre dans une résidence étudiante ?
    C'est tout ce que me permettra l'aide financière que je recevrai. Un appartement hors campus me semble une option trop luxueuse.
- Ouais.
- Moi aussi.
- Tu ne vas pas vivre en appartement ?
    C'est pourtant ce que font beaucoup de jeunes, et Mirajane ne manque pas d'argent.
    Elle lance un regard mauvais à la robe et en décroche une autre de la tringle en métal.
- Mon frère me force à habiter sur le campus pour la première année. Et je préfère ne pas vivre avec une étrangère...me dit-elle.
    Je vérifie le prix d'une robe rose à dos nu, que je ne porterais jamais.
- Hmm hmm.
- Jubia et moi prenons un appart en résidence avec sa cousine. Il comporte deux chambres, une petite cuisine et une salle de bain. Mais nous avons besoin d'une quatrième personne.
    Je caresse du bout des doigts une jupe en soie bleue.
- Hmm.
- Est-ce que ça t'intéresserait ? me demande Mirajane.
- Quoi ?
- Est-ce que tu voudrais bien partager une chambre moi ? ajoute-t-elle en se mordillant la lèvre. Jubia partagerait l'autre avec Meldy, sa cousine déjantée.
- Je ne savais pas que Jubia avait une cousine prénommée Meldy.
- C'est la nièce de son beau-père. Apparemment,leurs parents insistent pour qu'elles habitent ensemble.
    Je regarde Jubia, qui se trouve à l'autre bout du magasin. Elle agite des robes suspendues sans vraiment les regarder, en me jetant des  coups d'oeil embarrassés. Je crois que nous aimons aussi peu passer du temps ensemble l'une que l'autre.
    D'un côté, je ne serais pas ravie de me retrouver à partager une chambre avec à partager une fille timbrée à la coupe faux Hawk qui joue de l'accordéon, par exemple. D'un autre côté, j'aime l'idée d'un nouveau départ, et ce n'est pas en vivant avec Jubia que je l'aurai. Ce serait plutôt l'occasion de réveiller quelque chose que je préférerais oublier.
    Je relève les yeux et capte le regard doux de Mirajane, qui attend une réponse. Je lui dis d'une voix étranglée :
- Ça pourrait être pas mal.
- Tu vas y penser, alors ?
    Elle semble excitée. Pour être honnête, l'idée m'excite un peu, moi aussi. Elle me terrifie également.
- Tu ne crois pas que ça risque de fâcher Jubia ? Je veux dire, penses-tu qu'elle va être d'accord ?
    Mirajane hausse les épaules.
- C'est ma chambre. C'est à moi de décider avec qui je veux vivre.
- Quand faut-il avoir pris une décision ?
- D'ici juillet, je crois, me répond-elle.
- Laisse-moi en discuter avec ma mère et on s'en reparle.
    Ma réponse la fait sourire.
    D'un geste vif, Mirajane décroche une mini robe rouge du présentoir.
- Elle serait parfaite pour toi, pour la croisière des finissants.
    Je prends la robe. Elle mettrait mes cheveux en valeur. L'an dernier, juste avant que Nick et Kimberly ne partent pour leur croisière, maman a pris un milliard de photos d'eux. Elle a demandé à mon frère de poser aux côtés de la mangeoire à oiseaux, sous le porche, près du chêne. Sting et moi nous nous tenions sur le côté, ricanant devant le malheur de mon frère.
- L'année prochaine, on posera près de la boîte aux lettres, m'a dit Sting, debout derrière moi, m'enlaçant par la taille.
    Je me suis blottie contre sa poitrine et il m'a embrassée sur la tête.
    Je soupire et range la robe rouge à sa place.
.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant