Chapitre 5

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Je grimpe les marches de béton effrité et pousse la porte moustiquaire de notre maison mobile.
Du beurre, un sac de pain tranché et un morceau de fromage sont posés sur le comptoir, dont le revêtement coquille d'oeuf s'émiette peu à peu.
Mon frère aîné est en train de se préparer un grilled cheese, tout en écoutant un match des Braves à la radio. Il pose sa spatule pour venir m'embrasser sur le front. Il sent l'huile de moteur et les gaz d'échappement, à cause des vidanges d'huiles qu'il effectue au garage où il travaille.
Nick retourne son sandwich, qui grésille dans la poêle. Mon ventre gargouille. Je suis affamée, mais je ne crois pas que j'arriverais à garder la moindre nourriture. Courir me met le ventre à l'envers : je serais incapable de dire si j'ai besoin de manger ou d'aller aux toilettes.
- Comment ça s'est passé, aujourd'hui? me demande Nick.
- J'ai terminé la course!
- Les six km en entier?
Je hoche la tête et un large sourire s'épanouit sur son visage. Quand je lui est annoncé que j'allais m'entraîner pour le marathon, je ne l'avait jamais vu aussi content.
Il fait glisser son sandwich sur une assiette.
- Tu as faim? Je peux t'en faire un, me propose-t-il.
-Non, merci. D'après le menu que m'a donné Zelef, je dois manger de la pizza et de la salade pour le dîner, aujourd'hui.
Sur ces mots, Nick éteint la cuisinière, dépose sa poêle dans l'évier, puis empile une montagne de chips sur son assiette avant d'éteindre la radio et de se précipiter dans le salon pour regarder le match à la télé.
Maman entre d'un pas léger dans la cuisine en brossant ses cheveux blonds. Elle fouille sous un tas de vieux journaux, un essuie-main et une pile chancelante de courrier. Je saisis ses clés, qui pendent au crochet où Nick les a sans le moindre doute accrochées, et les lui passe.
- Merci, me dit-elle en les glissant dans sa poche.
Nos regards se croisent, mais nous détournons les yeux.
- Comment s'est passé ton entraînement, ma puce?
- J'ai fini la course.
Un petit sourire naît sur ses lèvres.
- J'en suis ravie.
Je hoche la tête.
- Sting aurait été...
- Maman, ça suffit! crié-je sans pouvoir m'en empêcher.
Elle sort précipitamment et s'enfuit à l'épicerie où elle travaille, loin de moi. Je ferme les paupières pendant un moment, pour me calmer. Je n'aime pas parler de lui, mais je ne peux tout de même pas continuer à exploser de la sorte. Quand je rouvre les yeux, je constate que maman a oublié son tablier de caissière et son enveloppe de coupons sur le comptoir. Encore.
- Maman, attend! hurlé-je, mais elle était déjà partie.
Je demanderai à Nick de les lui apporter au magasin quand il aura fini de manger.
Je caresse du bout des doigts le raide tissu noir. Je le porte à mon nez, respirant l'odeur de maman, comme je le fais avec la chemise en flanelle de Sting. Son parfum à lui s'est dissipé depuis longtemps, mais ses effluves de lavande et ceux du Windex qu'elle utilise pour nettoyer le tapis roulant de sa caisse sont bien présents. Cette odeur me donne envie de lui faire un câlin, mais cela fait des mois que ce n'est pas arrivé. Depuis Noël.
    Sans me donner la peine d'ôter mon short et mon débardeur pleins de sueur, je me rends dans ma chambre et m'affale sur ma couette violet vif. Je tends les orteils vers le plafond, pour tenter d'éliminer l'acide lactique qui s'est accumulé dans mes mollets. Je grince des dents à l'idée d'être en train de transpirer sur mon lit, mais je suis trop fatiguée et trop endolorie pour songer à autre chose que rester vautrée. Avant Sting, je ne faisait jamais mon lit, mais son père le pompier lui avait inculqué cette habitude et j'avais fini par l'adopter aussi. Si on omet les piles de livres brochés que j'achète pour vingt-cinq sous à la bibliothèque et dans les ventes-débarras, ma chambre est plutôt dépouillée, maintenant.
    Quand Jubia et moi étions encore amies, nous adorions collectionner les vaches. Ma chambre était décorée d'une radio en forme de vache, de rideaux à imprimé de vaches, de bougies ornées de vaches et même un tapis représentant une vache. J'avais rangé toutes ces vaches afin de faire de la place pour les ours en peluche que  
Sting avait gagnés pour moi à la foire, les boîtes en cèdre recouvertes de coquillages et les carillons qu'il avait achetés sur le chemin de Myrtle Beach. Après son départ, j'ai caché tous ces objets susceptibles de me rendre triste, laissant ma chambre bien vide.
    Il y a six mois, maman s'est mise à me supplier d'aller magasiner avec elle pour redécorer mon espace, d'essayer son cours de yoga, de simplement m'occuper, peu importait comment. Elle n'avait que de bonnes intentions, mais je n'avais envie de rien faire.
    Je l'ai envoyée balader à plusieurs reprises :
- Je ne veux plus que personne ne me dise quoi faire...
    Agir en garce me soulageait, tout en me faisant sentir minable.
- Je ne sais pas comment t'aider, Lucy. Dis-moi comment t'aider, pleurait ma mère en se cachant le visage dans les mains.
    Si elle avait pu inventer une potion magique qui permettait d'oublier les souvenirs et les erreurs passées, elle aurait eu toute mon attention. Mais rien de ce qu'elle dirait ne réparerait ce que j'avais fait.
    J'ai rencontré Sting à mon arrivée en neuvième année.
    J'ai commencé par le détester. Le premier jour d'école, nous avons joué au volleyball pendant le cours d'éducation physique et il m'a prise dans son équipe. J'ai servi et la balle l'a frappé en arrière de la tête. Il est tombé par terre.
    J'ai couru vers lui en criant :
- Je suis désolée!
    Je croyais lui avoir fait mal, mais je me suis rendu compte qu'il était en train de glousser comme un petite fille. Tout le reste de la journée, lui et ses amis se sont protégé la tête chaque fois que je passais devant eux dans le couloir.
- C'est la furie du volleyball! lançait Sting.
    L'ado de quatorze ans que j'étais était morte de honte. J'ai donc pris ma revanche. Au cours d'éducation physique suivant, quand j'ai servi, j'ai de nouveau frappé Sting à la tête.
    Il m'a invitée au bal de bienvenue de l'école qui avait lieu le vendredi.
    Très rapidement, notre relation est devenue sérieuse, et ma mère n'en était pas ravie.
- Tu vas finir enceinte à seize ans, comme Willa, au bout de la rue.
    Elle disait cela chaque fois qu'elle nous surprenait en train de nous embrasser. Elle croyait que, si je restais avec lui, je passerais ma vie dans une maison mobile.
- Ne dépends jamais d'un homme, Lucy. Tu ne dois compter que sur toi-même, tu as compris?
    Mais j'adorais passer du temps avec lui. Nous aimions nous pelotonner devant la télé avec un bol de maïs soufflé. Sinon, nous nous assoyions sur le canapé et, pendant qu'il jouait à Assassin's Creed, je m'appuyais sur lui et me plongeais dans le dernier roman policier que j'avais emprunté à la bibliothèque. Nous nous sentions à l'aise ensemble, comme si nous n'avions besoin de rien d'autre.
    Nous sommes sortis ensemble pendant trois ans, bien que nous ayons été si différents : je terminais tous mes devoirs tous les soirs et je travaillais dur comme serveuse afin d'économiser pour l'université. Lui vivait dans Royal Trail, un quartier bien plus chic que le mien, faisait ses devoirs en dix minutes entre deux cours, avait couru un km à la finale régionale d'athlétisme et voulait devenir pompier comme son père.
   Il voulait que notre " bonheur éternel " commence dès la fin du secondaire. Il voulait m'épouser.
    C'est à cause de cela que nous avons connu notre grosse dispute.
    Nous nous trouvions là où nous nous étions embrassés pour la première fois : au cinéparc, où on projetait de vieux films. C'est  toujours un des endroits les plus populaires à Franklin. À quatorze ans, nous étions trop jeunes pour conduire, alors nous y allions à pied. Nous nous y rendions si souvent que c'était devenu notre petit coin à nous.
    Quand il a eu l'âge requis, Sting s'est mis à y travailler, au comptoir à friandise, et il me faisait entrer en douce. Une fin de semaine de septembre, alors que nous venions juste de commencer notre dernière année de secondaire, nous étions en train de regarder Forrest Gump. C'est pendant son passage préféré, celui où Forrest décide de traverser le pays en courant, sans raison évidente, que Sting m'a chuchoté à l'oreille :
- Tu veux m'épouser?
    Nous étions amoureux et je ne voulais pas le perdre, mais je ne pouvais concevoir de me marier avant même d'entrer à l'université. Ma mère travaillait déjà comme caissière avant ma naissance, mon père nous avait abandonnés quand j'étais petite, et je ne mieux réussir ma vie. S'il n'en avait tenu qu'à Sting, nous aurions emménagé ensemble et fait des bébés quelques jours après la remise de diplôme.
- Nous en avons déjà parlé, lui ai-je répondu, la voix tremblante. Tu sais bien que je ne suis pas prête.
    Il a lentement sorti la main de sa poche de pantalon. Y avait-il une bague, là-dedans?
- Alors c'est non? m'a-t-il chuchoté.
- Je ne peux pas te dire oui. Tu sais que je veux t'épouser...
- Si tu le voulais, tu accepterais!
- Sting, j'attends d'avoir terminé mes études et d'avoir un emploi...
- Mais je vais prendre soin de toi!
- Là n'est pas la question...
- Soit tu m'aimes et tu veux bien m'épouser, soit tout est terminé.
- Comment peux-tu me mettre dans cette position? ai-je crié.
    Il se sentait tellement trahi et il avait si mal qu'il m'a quittée.
    Il m'a manqué terriblement, au point que j'en avais l'estomac retourné et que respirer était douloureux. La pizza goûtait le brocoli. La musique me bourdonnait dans les oreilles. Je ne savais pas quoi faire entre les cours. Qui allait m'y accompagner? Sur le babillard, les photos de Jubia et moi en train d'essayer le maquillage de nos mères avaient été remplacées depuis longtemps par d'autres nous représentant, Sting et moi, enlacés et nous embrassant. À qui étais-je censée dire bonne nuit avant d'aller me coucher?
    Parallèlement, cette rupture me mettait vraiment en rogne. Comment osait-il balayer nos trois années d'histoire uniquement parce que je n'étais pas prête à me marier? Pourquoi ne respectait-il pas mon rêve d'aller à l'université, de décrocher un travail qui me permettrait de gagner de l'argent et, peut-être, de m'acheter un jour une maison? Je ne voulais pas vivre dans une maison mobile toute ma vie.
    Parfois, quand je mentionnais l'université, son visage prenait une expression de bonheur, mais de bonheur triste, un peu comme une grimace qu'on fait lorsqu'une crème glacée nous fait subitement mal à la tête. On souffre, mais on se régale en même temps. Maman prétendait qu'il m'avait demandée en mariage parce qu'il essayait de me garder à tout prix, parce qu'il avait peur que je l'oublie quand je serait partie à l'université. Ça m'enrageait. J'aurais continué à sortir avec lui! Mis à part quand je travaillais au restaurant, faisait mes devoirs ou lisais des romans dans lesquels des agents sexy du FBI faisaient équipe avec des dirigeantes d'entreprise pour mener l'enquête, je passais chaque minute de mon temps avec Sting. Il avait été toute ma vie pendant trois ans. Puis il m'avait larguée. À quoi cela servait-il si ce qu'il voulait, c'était me garder à tout prix?
    Un mois plus tard, il avait disparu. Il n'avait jamais pu courir son marathon. J'étais toute seule. Pendant un moment, maman m'a bercée chaque soir pour m'aider à m'endormir, puis elle s'est mise à me bousculer, insistant pour que je sorte avec mon frère et ses amis. J'arrivais à peine à dormir une nuit complète ou faire mes devoirs, et elle voulait que j'aille magasiner avec elle?
    C'est alors que j'ai explosé.
- C'est ta faute s'il n'est plus là! ai-je hurlé. Si tu ne m'avais pas mis en tête d'aller à l'université, j'aurais accepté sa demande en mariage. Et il ne serait encore là!
    Maman a blêmi. Elle a violemment posé sa tasse dans l'évier. Je ne l'avais jamais vue pleurer ainsi, les larmes ruisselant sur son visage, et je me suis sentie encore plus mal que lorsque Sting avait rompu avec moi.
    Mon frère s'est précipité dans la cuisine, m'a ordonné de sortir de la maison pendant un moment et a longuement serré maman dans ses bras, très fort. J'ai marché jusqu'au terrain de basketball, alors désert, rue Spring. En rentrant, je suis passée devant un groupe de petites filles, pieds nus, qui jouaient à la tag. Maman était partie travailler, et notre relation avait disparu, elle aussi.
    Je savait bien que j'avais menti. L'université était aussi importante pour moi que pour ma mère. Je n'avais pas voulu m'en prendre à elle... Et maintenant, je ne sais plus comment retrouver le lien que nous avions auparavant. Comment pourrait-elle me pardonner? Je lui ai reproché mon malheur. Alors que je suis complètement responsable de ce qui s'est produit.
    C'est ma faute s'il n'est plus là...
    Mes souvenirs me donnent envie de me recroqueviller sur moi-même.
    Si seulement je pouvais leur échapper.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant