Chapitre 13

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Deuxième partie : Un dernier été.

L'entraînement croisé
Encore quatre mois avant le Country Music Marathon

- Aujourd'hui, je veux que vous terminiez tout le parcours sans marcher.
À cette annonce, quelques-uns d'entre nous poussent un petit cri de surprise, et deux femmes qui courent ensemble se lancent des regards obliques. Zelef nous donne ses instructions pour la course de neuf km que nous allons effectuer aujourd'hui, près de Marks Creek. Il est vrai que nous avons déjà parcouru une telle distance, mais nous avions le droit de marcher. Malgré cela, un homme assez âgé a quitté l'équipe après notre séance de dix km. L'entraînement devient de plus en plus intense.
- Tant que c'est après lui que je cours, cela ne me fait pas peur, murmure la femme près de moi.
Je ris de sa remarque. Nous courons ensemble dans l'équipe de Zelef depuis trois mois, mais je n'ai réussi à rassembler le courage nécessaire pour lui demander son nom qu'il n'y a quelques semaines. Elles s'appelle Erza, et elle est manifestement plus âgée que Zelef. Je ne crois pas qu'elle ait un véritable faible pour lui. Elle aime le regarde, voilà tout. Ça se comprend!
Zelef nous fait nous étirer et boire encore un verre d'eau avant que nous nous lancions sur le chemin. Je commence à courir tranquillement, puis accélère graduellement. C'est étrange qu'il fasse aussi frais en juin, mais je ne suis contente de la petite brise. Je suis aussi ravie d'avoir pensé à prendre quelques comprimés d'ibuprofène avant le début de la course. J'ai découvert que j'ai moins mal au jambes quand j'en prends.
Quand j'atteint le repère des quatre km et demi, Kanna, l'assistante de Zelef, me tend du Gatorade au citron sans rien me demander. Au bout de trois mois d'entraînement, elle sais lequel je préfère.
- Est-ce que tu te sens bien, Lucy?
Je m'efforce de garder le contrôle de ma respiration.
- Ouais.
- Super. Continue comme ça.
- Je n'ai pas le droit de me reposer un peu pendant que je bois ?
Elle me sourit.
- Eh non! Zelef veut que vous appreniez à courir et à tenir un gobelet en même temps. C'est ce que vous ferez pendant la course. Tu pourras jeter le gobelet quand tu verras une poubelle.
En ronchonnant, je rejoins le sentier. Je termine ma boisson et jette mon gobelet en papier. Je vérifie ma montre. Et puis je me concentre sur la position de mes pieds. Sur le mouvement balancier de mes bras. Respire, respire, respire.
C'est la première fois que nous empruntons ce chemin, qui longe la rivière Cumberland. Quand je lui ai mentionné où nous nous entraînions aujourd'hui, ma mère m'a dit :
- Il paraît que les cornouillers printaniers sont magnifiques, là-bas.
Ma mère s'y connaît en plantes, bien qu'elle n'ait pas vraiment le pouce vert. Et elle avait raison sur la beauté de ce sentier : il y a des fleurs blanches et roses partout. On dirait que la nature fête la Saint-Valentin.
Bien vite, je n'ai plus rien sur quoi me concentrer. Je me mets donc à réfléchir à la vraie raison pour laquelle la course d'aujourd'hui me fait paniquer. C'est que je n'ai pas encore revu Natsu. Et il ne m'a pas appelée.
À la fin de l'entraînement de la semaine dernière, après ce qu'il s'est passé entre nous, Natsu m'attendait prés de ma voiture. Mes pensés partaient dans tous les sens, comme des balles de tennis lâchées du deuxième étage, mais j'ai réussi à être assez cohérente pour lui donner mon numéro de téléphone quand il me l'a demandé. Il a regardé autour de lui, dans le stationnement, avant de l'entrer dans son cellulaire. Était-il en train de s'assurer que son frère n'avait pas remarqué ce qu'il faisait? Zelef ne veut vraiment pas qu'il ait de relations non professionnelles avec ses clientes, mais Natsu s'en fiche, on dirait.
Sur le coup, j'ai eu l'impression qu'il s'intéressait à moi, et je ne savais pas trop ce que j'en pensais, mais il s'est avéré que cela n'avait pas d'importance. Pourquoi demander son numéro de téléphone à une fille si on a pas l'intention de s'en servir? M'a-t-il demandé parce qu'il s'y sentait en quelque sorte obligé? Ou par culpabilité? Son frère a-t-il tout découvert et s'est mis en colère? Je m'en veux de m'en soucier. Je ne sais pas trop pourquoi cela m'importe. Peut-être parce que j'essaie de trouver une raison qui me permet de ne pas me sentir trop dépravée.
- Berk! me lancé-je à moi-même.
    J'entends une voix me répondre.
- Qu'est-ce qu'il y a?
    Je me retourne et vois Erza s'approcher de moi à petite foulées.
- Tu t'es fait mal? me demande-t-elle.
- Nan, nan. Je me parlais, c'est tout.
    Elle rie en hochant la tête.
- Quand on court, on passe bien du temps seul avec ses pensées. Je ne vais sûrement pas tarder non plus à me parler à moi-même.
    Au cours des trois derniers mois, j'ai eu du mal à soutenir le rythme des autres membres de l'équipe. Soit ils sont trop lent pour moi, soit c'est moi qui ne cours pas assez vite, mais, aujourd'hui, Erza et moi réussissons à avancer côte à côte pendant plusieurs minutes. Ce serait agréable si cela se poursuivait pendant les quatre derniers km. Ce serait encore plus merveilleux si je pouvais ne pas courir tout le marathon toute seule.
- Quel âge as-tu? veut savoir Erza.
- Dix-huit ans.
- Tu as l'air plus vieille, commente-t-elle en m'observant attentivement. Tu es très mature.
- Ah bon?
- Ma soeur a deux filles adolescentes. Je suis allée chez elle pour la fête des Mères, il y a quelques semaines, et mes nièces ont ricané et pouffé de rire pendant une heure, sans la moindre raison.
     Quand je suis allée magasiner avec les filles, il y a quelque temps, nous avons dégusté un biscuit à la pâtisserie, et Mirajane et Lévy ont ricané pendant dix minutes d'affilée à cause de gâteaux ornés du visage de Justin Bieber. Je ne sais toujours pas ce qu'il y avait de si drôle.
- Et toi, quel âge as-tu, si ce n'est pas indiscret? demandé-je à mon tour.
- J'ai trente-deux ans, me répond-elle en soupirant.
- Tu ne les fais pas.
    Cela la fait sourire. Elle est très chic et sexy, avec ses cheveux écarlate, ses lèvres pulpeuses et ses belles lunettes de soleil spécialement conçues pour la course. J'aurais aimé m'en procurer une paire, mais j'ai dû choisir entre ça et payer mon essence.
- Alors, pourquoi vas-tu courir un marathon ? me questionne Erza. Tu es la plus jeune de notre équipe, et de loin.
    Je lui lance un petit regard de côté et prends une grande inspiration. La seule personne qui sache pourquoi je suis là est Zelef - madame EverGreen le lui a révélé- et je préfère que cela reste ainsi. Alors je ne dis rien, et elle finit par comprendre et change de sujet.
- J'ai emménagé à Nashville il y a peu, en janvier. Je viens de New York.
    Je n'y suis jamais allée.
- Eh bien, ce n'est pas la porte à côté.
- Le cabinet d'avocats pour lequel je travaille m'a mutée ici, pour que je me charge d'une affaire très importante.
- Et tu as le temps de courir?
    Elle me lance un coup d'oeil, puis détourne le regard.
- Je ne connais personne ici, à part les gens avec qui je travaille. J'avais besoin de me remettre en forme et je cherchais un moyen sympa de rencontrer des gens, voilà...
    Elle essuie la sueur qui lui couvre le front.
- Mais j'ai de plus en plus de mal à me libérer assez longtemps pour ces longs parcours. La fin de semaine dernière, j'étais tellement à plat après avoir couru ces dix km que je suis rentrée chez moi et j'ai passé le reste de la journée à regarder la télé. Je n'ai pas travaillé une minute. Si je ne me méfie pas, je vais perdre mon procès.
- C'est vrai que c-courir prend beaucoup de temps.
- Tu veux savoir le pire, dans tout ça, Lucy? J'ai regardé Sweet Home Alabama sur le câble ; tu sais, ce film avec Reese Witherspoon. Et j'étais tellement fatiguée que j'ai braillé comme un veau quand Reese est retournée avec son ex-mari sexy...
    Je lui souris. J'aime sa personnalité et ses divagations me distraient. Elle continue :
- J'imagine que ce film a fait vibrer en moi une corde sensible, avec toute cette histoire de " retrouver l'amour de ta vie ", genre.
    Erza se tait subitement, mais j'ai l'impression qu'elle n'a pas fini de parler.
- Cet entraînement est bien. Je me rends compte que c'est sain pour moi de passer du temps en dehors du bureau. Cela me remet les idées en place.
- C'est exactement la même chose pour moi.
    Erza placote à propos de l'affaire que son cabinet d'avocats lui a confiée. C'est un énorme procès pour harcèlement sexuel intenté par un groupe de femmes qui travaille dans une entreprise de communication d'envergure nationale.
- Je ne peux pas te révéler les détails, m'avertit-elle, mais crois-moi, Lucy : jamais je n'aurais cru devoir utiliser le mot " pénis " aussi souvent.
    Elle m'annonce cela d'un ton très stoïque, et je songe qu'elle ne me parlerait jamais de son travail si elle ne me pensait pas assez mature pour comprendre. Je souris.
- Salut, nous lance une voix.
    Je regarde par-dessus mon épaule et aperçois Jellal, une homme grand et d'âge moyen, qui fait aussi partie de notre équipe. Au lieu de porter un sac banane comme Erza ou un sac-gourde sur le dos comme moi, il tient simplement à la main une grosse bouteille en plastique. Il arrive à notre niveau et ajuste son rythme au nôtre. Je le taquine :
- Tu vas t'attirer les foudres de Zelef, avec ses écouteurs.
- Mais qu'est-ce que vous lui trouvez toutes, à ce garçon? plaisante Jellal. Zelef a dit ceci, Zelef a dit cela.
- Euh, tu l'as bien regardé? lui demande Erza.
- Oui, mais il n'est pas mon genre, lui répond Jellal. Je préfère les femmes au cheveux rouges.
    Bon sang, est-il en train de la draguer devant moi? Elle me regarde, les sourcils levés, et je hausse les épaules. J'imagine qu'il n'est pas mal, pour un gars qui pourrait être mon père.
    Zelef nous rejoint en trottinant. Jellal arrache ses écouteurs de ses oreilles d'un geste vif et les cache sous son chandail. Zelef fait un petit sourire narquois et secoue la tête.
- Viens, Lucy, on va terminer le parcours ensemble, me dit Zelef. J'ai besoin de te parler.
    Je halète. Est-il au courant de ce qui s'est passé entre Natsu et moi la semaine dernière? Mon corps se crispe.
- Si tu ne respire pas, tu vas t'évanouir, me prévient Zelef.
    Je fais un effort pour reprendre ma respiration.
- Allez, Lucy, on va faire quelques pointes de vitesse. Cela te rendra plus forte.
    Il me fait signe de laisser derrière Erza et Jellal, puis il part en flèche en me criant :
- On y va!
    Je m'élance derrière lui. Il me fait courir à toute allure pendant une trentaine de secondes. J'ai tellement mal au jambes! Quand il me laisse reprendre mon rythme de jogging, je suis à bout de souffle.
- Contrôle ta respiration, me dit-il.
    On inspire par le nez, on expire par la bouche. Respire, Lucy, respire.
- C'est bien, me félicite-t-il. Maintenant, on va courir tranquillement pendant un moment, puis nous ferons quelques sprints.
    L'expression de mon visage lui dit : je panique complètement.
- Tu vas y arriver, Lucy. Si je te pousse, c'est parce que je sais que tu en es capable.
    Il est vrai que cela me semble plus facile de jogger, tout à coup. Mais je ne vais pas pouvoir supporter une autres de ces pointes de vitesse. C'est trop douloureux!
- Détends tes bras et tes épaules, me conseille Zelef, qui court nonchalamment près de moi. Laisse cette tension s'évanouir, elle te freine.
    Je fais rouler mes épaules et secoue mes bras.
- Donc, je voulais te parler...
    Et hop! mes bras et mes épaules se crispent de nouveau.
- Cette semaine, il va falloir que tu fasses des sprints chaque fois que tu courras. Je veux aussi que tu ajoutes davantage d'oeufs et de beurre d'arachide à tes menus. Tu perds trop de poids, il faut que tu manges plus, maintenant que nous couvrons des distances de plus en plus importantes.
    C'est donc de cela qu'il voulait me parler? De beurre d'arachide et d'oeufs?
- D'accord, pas de problème.
    Il me sourit. J'imagine qu'il n'est au courant de rien.
- Tu es prête pour une nouvelle pointe de vitesse?
    Je secoue la tête. Il secoue la sienne en guise de réponse.
- Allez, Lucy, on y va.
    Je fonce d'un coup et file entre les cornouillers. Zelef court près de moi et m'encourage. Nous recommençons trois fois. Cela fait naître une atroce douleur dans ma poitrine : mon coeur n'apprécie pas ces départs et arrêts saccadés. Je finis tout de même par franchir la ligne d'arrivée et, la sueur me dégoulinant sur le visage, je m'accroupis.
- Lucy, viens, me dit Zelef doucement en m'aidant à me remettre sur pied. Tu t'en es bien sortie. Vraiment bien.
    Je fais rouler mes épaules et déglutis. Je regarde autour de moi pour vérifier si Natsu est là. Non.
    Zelef me serre le bras.
- Détends-toi. Laisse sortir toute cette tension.
    J'essaie de me convaincre : Laisse-toi aller.
    Laisse-toi aller.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant