Je viens de dépasser les quatre km et demi.
On inspire par le nez, on expire par la bouche.
On inspire par le nez, on expire par la bouche.
On pointe les orteils vers l'avant.
Je regarde ma montre. J'ai ralenti et mon rythme est maintenant de quatorze minutes par mille. J'avance à peu prés aussi vite que ce nuage qui rampe paresseusement dans le ciel bleu. Plus qu'un demi-km.
Une femme superbe, dont le visage au teint clair est encadré de longs cheveux écarlates, me rejoint en courant. Son poignet est ceint d'un bracelet d'identité rose. Zelef insiste pour que tous les membres de notre équipe portent un de ces bracelets, au cas où, afin de pouvoir nous reconnaître et joindre nos proches en cas d'urgence.
-Bon sang que notre entraîneur est charmant !
-C'est peut-être fait exprès, lui réponds-je en respirant laborieusement. C'est sa façon de nous entraîner : on doit lui courir après.
La femme émet un petit rire.
-Tu as sans doute raison.
Elle accélère et, en moins d'une minute, disparaît de ma vue. Vraiment pas étonnant. À chaque début de course, je prends une bonne avance, mais, rapidement, je donne l'impression de traîner un parachute ouvert derrière moi.
Le chemin de terre me mène, le long du cours d'eau bordé de saules oscillants, jusqu'à ma voiture, stationnée près de l'embouchure de la rivière. Le parcours d'aujourd'hui est tranquille, mais pas ennuyeux. Étant donné tout ce à quoi je dois penser, comme boire suffisamment d'eau, repérer les bornes et observer les données affichées par ma montre, je n'ai pas vraiment le temps de me laisser obnubiler par la remise des diplômes, par l'université ( NDA : Aux États-Unis, les élèves passent directement du secondaire (high school) à l'université (college).), ou par lui.
Je me concentre plutôt sur mon sac-gourde. On dirait une pipe à eau, en quelque sorte. Je me glisse le tuyau en plastique dans la bouche et aspire un peu d'eau, en faisant semblant de prendre une bouffée de fumée. Sting aurait ri de moi s'il m'avait vue agir de façon aussi ridicule.
Arrête de penser à lui. Ça suffit.
On inspire, on expire.
Je parie que, cet été, quand je vais m'attaquer aux plus grandes distances et courir plus de quinze ou vingt km, j'aurais encore plus d'obsessions pour me changer les idées. Par exemple, les irritations, la vaseline ou les ampoules aussi grosses que des continents.
Un pied après l'autre. On inspire par la bouche, on expire par le nez. Je respire le parfum printanier des pissenlits. On dirait que l'herbe est parsemée de pièces d'or.
-Attention, à gauche!
Un jeune homme me dépasse en trombe, en courant à reculons. Il se place juste devant moi et accélère encore. Ouah, il a les yeux d'un vert tellement pâle et vif ! Quand je croise son regard, j'en perds presque l'équilibre.
-Tu te fiche de moi ? haleté-je.
Il sourit et ralentit l'allure.
-Quoi ?
Je jette un coup d'oeil à son poignet pour vérifier s'il porte un bracelet rose comme ses cheveux et, n'en voyant pas, je lui fais remarquer :
-Tu cours plus vite que moi, et j'avance, je ne recule pas !
-Eh bien, accélère, alors !
Quel crétin.
- Allez, hop ! me lance-t- il en agitant la tête de gauche à droite comme s'il animait une émission de remise en forme des années quatre-vingt. On y va. On accélère. Un petit effort, ma grande ! Allez !
Je lui fais un doigt d'honneur. Il rejette la tête en arrière et se met à rire.
- Mais arrête ! Lui dis-je.
- Quoi ? De rire de toi ?
- De courir à reculons. C'est dangereux.
- Mais non. De toute façon, je n'ai pas le choix. Je m'entraîne pour la course de dix km RC Cola Moon Pie (NDA : Le RC Cola est une boisson gazeuse et les Moon Pie sont de petites pâtisseries à la guimauve et au chocolat, pour ceux qui savaient pas) . Je la fait en marche arrière cette année.
Je suis bouche bée. 1) Il fait une course en marche arrière. 2) Cette course porte le nom du RC Cola et des Moon Pie. Et 3) il a décidé de participer plus d'une fois à une course de dix km.
Ce gars a des cheveux roses (?) ébouriffés, ses bras et ses jambes sont bien musclés et ses abdos se devinent sous son chandail marqué de l'inscription " Delta Tau Kappa". Est -ce qu'il fait partie d'une fraternité?
Bien que d'habitude, je ne parvienne pas à distinguer les accents du Sud, je remarque le sien. Un jour, quand j'étais petite, ma mère, mon frère et moi nous sommes rendus à Chicago en voiture. Partout où nous nous arrêtions pour manger, les serveuses m'affirmaient que mon accent était vraiment adorable. C'est ainsi que je me suis rendu compte que les gens du Tenessee ont un accent, même si je ne l'entends pas. C'est étrange que je sois capable de repérer ces notes nasillardes et un peu rustique dans sa voix.
Il continue de reculer en traînant les pieds. Nos yeux se croisent à nouveau, puis il m'examine des pieds à la tête. Cela fait longtemps que je ne me suis pas fait dévisager par un garçon. Son regard balaie mes longs cheveux blond dorés attachés en queue de cheval, descend sur mes jambes, puis remonte se poser sur mon bracelet rose. Il sourit en le voyant.
- À plus tard.
Il accélère, toujours tourné vers moi. Je regarde ma montre. Je parie qu'il fait huit minutes par km. Et à reculons.
Ma rage contre ce prétentieux qui court en marche arrière me soutient pendant encore quelques minutes.
Mais bientôt, je suis seule de nouveau. Il n'y a que moi et le ciel. J'ai une vision soudaine du sourire de Sting.
Encore un quart de km.
Un pied après l'autre.
Respire, Lucy, respire.
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Respire, Lucy, respire.
FanficLucy déteste la course à pied. Et pourtant, la voilà qui se met à courir, plusieurs fois par semaine. Courir pour lui. Peu importe la distance parcourue, elle n'arrive pas à effacer la culpabilité qu'elle ressent... Ce jour-là, si Sting n'était pas...