Chapitre 24

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   Quand nous arrivons à la maison, c'est l'heure pour moi de m'entraîner. Aujourd'hui, je n'ai pas à courir cinq ou sept km, comme souvent. Mais cela ne veut pas dire que je me relâche.
    Zelef m'a dit : " Tu dois faire travailler ton coeur à fond. Donc, même si tu ne cours pas, va faire du vélo, nage, ou pars en promenade. "
    Comme nous n'avons pas de garage, je range mon vélo dans ma chambre. Je l'ai acheter d'occasion il y a quelques mois, spécialement pour m'entraîner, mais je me dis maintenant que je vais peut-être m'en servir quand je serai à l'université. Faire du vélo me libère l'esprit autant que la course. Cependant, après avoir passé la journée à magasiner et reçu un éprouvant vaccin contre l'hépatite B, je n'arrive pas à me sortir de la tête que je quitte la maison le mois prochain.
    La chaleur est tellement accablante en cette soirée de juillet que mon visage se couvre de sueur à la minute où je mets le pied dehors avec mon vélo. Je grimpe sur la selle et commence à me promener dans Oakdale, passant devant le terrain de basket où des gars du quartier disputent un petit match improvisé.
    J'ai un peu mal au genou. Me suis-je tordu quelque chose hier, pendant ma séance d'entraînement avec Zelef ? Je prends deux comprimés d'ibuprofène dans la poche de mon sac à dos et les avale.
    Je tourne à gauche pour emprunter la rue principale et traverse la ville devant Chez Wakaba, où on sert des pâtes à volonté et où je viens donc emmagasiner les glucides le vendredi matin, avant ma longue course du samedi. Je passe comme une flèche devant l'école primaire de la rue Madison, où j'ai gagné le prix de l'Amitié en sixième année. Même après avoir commencé le secondaire, j'ai continué à venir me balancer et faire des tours de tourniquet. Quand Sting et moi avons commencé à sortir ensemble et avions besoin d'intimité, nous nous retrouvions parfois ici. Je m'assoyais sur une balançoire, il me faisait tourner sur moi-même avant de relâcher la planche, et je décrivais des cercles en criant. Puis, nous nous embrassions tandis que les lucioles scintillaient sous les rayons de la lune, comme une multitude de lumières de Noël.
    Cela me fait un drôle d'effet de penser que, dans un mois, je vivrais sur le campus, que je n'habiterais plus Franklin et que je ne serais plus une enfant. Quitter le primaire pour le secondaire était une grande étape : je me souviens d'avoir paniqué à l'idée de ne plus avoir de récréation. Quand allais-je pouvoir jouer avec mes amis ? Je craignais aussi que des filles venant des autres écoles primaires ne se moquent de moi à cause de mes chaussures de sport non griffées. Je m'inquiétais au sujet de mon premier baiser, à l'idée de devoir me raser les jambes et à porter un soutien-gorge, et redoutait d'oublier la combinaison de mon cadenas.
Tout cela me semble tellement anodin, maintenant. Tant de choses ont changé. L'idée de quitter mon petit cocon sécuritaire pour aller à l'université et de me retrouver à une demi-heure de voiture de ma mère est beaucoup plus terrifiante que de devoir acheter un soutien-gorge. Partir pour l'université, c'est commencer à entrer dans le monde des adultes.
Et si je ne trouve pas de travail près de ma résidence et que je suis complètement fauchée au bout de seulement six mois ? Et si j'ai des notes terribles et que je perds mes bourses ? J'ai l'impression que le monde entier n'attend que moi, que le ciel est bleu, mais que, au loin, les nuages sont menaçants. Je secoue la tête. Allez, on chasse les nuages !
Je m'arrête à la bibliothèque de Franklin pour y emprunter un nouveau livre. J'opte pour un roman policier dans lequel deux agents secrets (qui ont une liaison) découvrent que le Président a lui-même une aventure avec la Secrétaire du Trésor. Ouh, torride ! Puis je remonte en selle et passe devant Sonic, le restaurant où les jeunes de mon école se retrouvent pendant l'été.
- Lucy !
Assise à l'arrière de la camionnette de Luxus Drear, Mirajane me fait signe de la main. Lévy et elle sont installées sur le hayon. Luxus et Gajeel Redfox sont en train de bavarder avec des gars de l'équipe de baseball, même si ces derniers semblent plus absorbés par leur copine. Et Jubia et Gray se disputent au sujet de ce qu'ils vont faire ce soir.
- Je veux aller me promener en ville, lui dit-elle.
- Allons plutôt au cinéma, lui répond-il.
- N'importe quoi. Tu vas t'endormir, comme chaque fois qu'on y va.
- Mais non, pas ce soir, lui assure-t-il, et je n'en crois pas un mot, tout comme Jubia.
Gray s'assoupit toujours pendant les cours. Il pourrait faire la sieste pendant un concert rock.
- Écoute, continue Jubia, tu es bien le seul qui arrive à s'endormir pendant Rapide et dangereux. Franchement, a-t-on déjà vu ça ?
Il se renfrogne et elle le montre du doigt. On dirait un vieux couple. Je demande à Mirajane :
- Qu'est-ce qui leur arrive ?
Elle les regarde avec un petit sourire.
- Rien ; ils sont simplement en train de retarder l'inévitable.
- Mais est-ce qu'ils ne sont pas en réalité fous l'un de l'autre ?
- Je suis presque certaine que oui, mais que, comme elle a peur de perdre son amitié, elle ne veut pas se lancer. Enfin, j'ai bien l'impression que c'est ce qui se passe.
J'essuie avec mon t-shirt la sueur qui me coule dans le cou.
- Bon, tu voulais me parler ? J'ai encore huit km à faire pour terminer mon entraînement.
- C'est vraiment fantastique, ce que tu fais, comment Lévy. J'ai vraiment hâte de te voir courir ce marathon.
- Moi aussi, je serais là pour te voir courir, ajoute Mirajane sur un ton animé.
J'avale avec difficulté et me tapote le front du dessus de la main.
- Ah bon ?
- Bien sûr ! me répond-elle.
- Gajeel et moi feront le trajet en voiture depuis le Kentucky, m'apprend Lévy.
Son copain est tellement amoureux d'elle qu'il a décidé de la suivre à l'Université du Kentucky au lieu d'aller à l'Université Vanderbilt, pour qu'ils n'aient pas à vivre loin l'un de l'autre. Lévy a reçu une offre incroyable, celle de donner des cours de lettres à d'autre jeunes, et cela lui vaudra des crédits universitaires. Elle a donc décidé de réaliser ses rêves et son copain la soutient. Je tourne la tête vers lui. Il a beau être en pleine conversation, il n'arrête pas de regarder par-dessus son épaule pour vérifier ce que fait Lévy. Ma poitrine se serre et je pousse un soupir.
- Ça va, Lucy ? me demande Lévy.
Je lui réponds d'une voix tremblante :
- Tout va bien. Je suis contente que vous veniez me voir courir.
Pour être honnête, je me suis tellement concentrée sur mon entraînement et j'ai passé tant de temps à me demander si j'étais capable de faire cela, de courir vingt-six km, que je n'ai même pas pensé aux gens qui risquaient de venir me voir lors du marathon. Je me doutais bien que maman et Nick seraient là, ainsi que Rogue et, évidemment, Zelef. Mais d'apprendre que Lévy, Mirajane et Gajeel seront également présent fait naître en moi une toute nouvelle nervosité.
- Au fait, tu as reçu le PowerPoint de Jubia ? me demande Mirajane.
- Oh oui. Il est phénoménal !
- Quel PowerPoint ? s'étonne Lévy.
Mirajane n'a pas le temps de finir de tout expliquer à propos du poisson et du code de couleur que Lévy est déjà en train de se tordre de rire.
- Jubia, tu dois absolument t'envoyer en l'air, lève l'embargo, je t'assure ! lui crie Lévy, sa voix se perdant dans une crise de fou rire partagée par Mirajane.
En guise de réponse, Jubia fronce le nez, puis commence à se plaindre auprès de Gray de devoir bientôt vivre avec Meldy.
Lors de notre réunion au restaurant, Mirajane aussi a dit à Jubia de s'envoyer en l'air. Ces petites boutades qu'elles se lancent me rendre jalouse. Et Mirajane finit par enfoncer le clou quand elle ôte de la chemise de Lévy un de ses longs cheveux blancs. Jubia et moi faisions la même chose, dans le temps. Nous plaisantions en disant que nous nous épouillons comme des singes.
Un pied sur la pédale, je dis doucement :
- Je dois finir mon parcours.
- J'ai des choses à te dire à propos de l'université, me dit Mirajane, je te texterai.
Je lance un petit coup d'oeil à Jubia. Elle s'en rend compte, mais fait semblant de se concentrer sur son cellulaire. Oh que je vais m'amuser à l'université !
Je fais ma lèche-botte et lui envoie un petit signe de la main, afin de lui montrer que j'aimerais que nous mettions le passé derrière nous. Un petit sourire naît sur son visage et elle agite la main en retour, mais elle se retourne aussitôt après et lance à Gray :
- S'il te plaîîîîît, on peut aller à Miller's Hollow ?
Je suis heureuse d'avoir un parcours à terminer.
Une fois à la maison, je remplis un sac en plastique de glace pour soulager mon genou, et je l'emporte dans le salon. Avant de plonger dans mon roman à énigme (on dirait un croisement entre Charlie et ses drôles de dames et Le code Da Vinci), je vérifie mes messages sur mon téléphone. Je souris en tombant sur un texto de Natsu, me demandant de l'appeler.
- Tu fais quoi, ce soir ? me demande-t-il.
- Pas grand chose.
Je m'installe dans fauteuil près de mon frère, qui me fait chut, ce qui est ridicule étant donné que c'est la millième fois qu'il regarde Piège de cristal et qu'il connaît tous les dialogues par coeur. J'avance la main vers son plat et lui vole une chips.
- Veux-tu sauter à l'élastique avec moi ? me demande Natsu.
Il doit plaisanter.
- Euh...non.
- Allez, viens. On va bien s'amuser.
Je pose le pied sur la table basse et m'enroule le sac de glace autour du genou.
- Dis-moi, est-ce que tu ne t'es pas quasiment trancher la gorge en faisant cela, l'année dernière ?
Nick me dévisage, baisse le volume de la télé et se penche vers le téléphone. Je le repousse.
- Mon coloc Loki et moi sommes en route pour le parc d'attraction Dollywood. Il y a là une super plateforme de saut à l'élastique. C'est tout à fait sécuritaire, ils ont des certificats, et tout !... On atterrit sur un ballon, au cas où il y aurait le moindre problème.
- Pas question.
- Mais c'est seulement haut d'une centaine de pieds.
    J'ai un petit hoquet. Ça représente un immeuble de dix étages ! Il est complètement fou.
- Tu ne me feras pas croire que c'est sans danger.
- C'est tout à fait sécuritaire, m'affirme Natsu. J'y suis allé au moins cinq fois.
    Je déteste l'idée de ne pas être capable de l'aider. Parce que c'est exactement ce qui se produirait. S'il ne tombait pas de la bonne façon ou si l'élastique se rompait, je ne pourrais pas simplement presser la touche Annuler, comme sur un ordinateur.
    J'insiste :
- Je ne peux pas.
- Tu ne veux pas venir ?
    La déception dans sa voix est évidente.
- Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça. Est-ce que ta mère ne t'a pas justement demandé d'arrêter ? Je croyais que tu voulais rester en bons termes avec ta famille...
- Je ne peux pas tout laisser tomber du jour au lendemain. Et c'est une façon parfaitement sécuritaire de s'amuser.
    De ressentir une poussée d'adrénaline, tu veux dire...
- Luce ?
    Sa voix tremble au téléphone.
- Quand je me suis blessé au cou, j'étais sur un pont et la corde était trop longue. Ce que j'ai fait n'était pas sécuritaire. Je le sais maintenant.
- Ah oui ? Et quand tu t'es cassé le bras et que ton os s'est ressoudé de travers ? Et quand tu as dû aller à l'hôpital trois fois en un seul mois ?
    Pas de réponse.
    Je n'ai rien à ajouter non plus. Tout cela me dépasse. J'aime l'avoir comme ami, mais je déteste les risques que nous prenons tous les deux. Je me blottis contre Nick en lui donnant de petits coups d'épaule, et il passe son bras autour de moi, de nouveau en extase devant son film.
- Est-ce que tu viens toujours courir avec moi, dimanche matin ? finit par me demander Natsu.
    J'hésite avant de lui répondre :
- Oui.
    Il soupire dans le téléphone.
- Je t'envoie un message en rentrant ce soir.
- Je trouve ça stupide, que tu ailles là-bas.
- Je fais des efforts, d'accord ? Mais j'ai besoin de cette soirée.
    Je n'ai jamais connu personne qui soit accro à la drogue. Quelques élèves, à l'école, fumaient du pot de temps en temps, mais je ne connais personne qui ne puisse s'en passer, ou qui soit dépendant de drogues plus fortes. Toutefois, c'est exactement à ça que Natsu me fait penser.
    Nick est toujours plongé dans son film, alors j'utilise mon téléphone pour chercher " accro à l'adrénaline ", l'expression que Zelef a utilisée pour décrire son frère, sur Google. Je trouve un article expliquant comment le sexe, la nourriture, les activités qui nous plaisent et les sports extrêmes augmentent la production de dopamine dans le cerveau. Cela peut même produire un effet plus fort que la cocaïne. Eh bien ! Je fais défiler le texte et apprends que, pour certains, faire du vélo ou courir suffit, mais que d'autres ont besoin de ressentir des émotions toujours plus forte pour obtenir une poussée d'adrénaline. Des athlètes ayant participé aux Jeux olympiques finissent parfois par souffrir de dépression grave et se tourner vers les drogues ou les sports extrêmes, dans l'espoir de retrouver ces pics d'adrénalines dont ils ont besoin.
    Une entrefilet raconte l'histoire d'un homme ayant essayé de battre le record de plongée libre en descendant à plus de deux cents pieds sous la surface, sans équipement, et qui est mort après avoir fait surface. Je souffre pour sa famille et ses amis...
    Mais le plus terrifiant, c'est que cet article mentionne que tomber amoureux peut provoquer une production de dopamine supérieure à celle entraînée par les sports extrêmes et les drogues combinés...
    Un grand frisson me parcourt le corps.
    Natsu m'a fait sentir tellement vivante , ce jour-là, près de la rivière. Oui, ensuite, la culpabilité m'a rongée, mais j'ai encore la chair de poule rien qu'en repensant à ses mains sur ma peau. Cependant, j'ai besoin de savoir que les gens qui me sont chers sont en sécurité. Je ne devrais pas me rapprocher de quelqu'un que je risquerais de perdre comme j'ai perdu Sting.
    J'essaie de me sortir Natsu de la tête, mais je suis sur les nerfs toute la soirée, jusqu'à ce que je reçoive son texto.
    C'est-à-dire jusqu'à ce que je sois sûre qu'il va bien.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant