chapitre 6

4.5K 374 9
                                        

Tous les samedis soir, je travaille comme serveuse au restaurant Davy Crockett.

J'y suis aussi quelques soirs par semaine, ainsi que le dimanche midi pour le brunch, mais c'est le samedi soir que tout le monde sort, à Franklin. C'est aussi ce soir-là que je gagne presque tout mon argent, dont j'ai désespérément besoin besoin pour payer mes frais d'université et mon essence. J'avais économisé six cents dollars, que j'ai dépensés jusqu'au dernier sou pour m'acheter de nouveaux souliers et des vêtements de courses ainsi que pour payer mes deux entraînements. Cela coûte deux cents dollars par mois pour participer au programme de Zelef. Nick dit que c'est exorbitant, mais, étant donné que cela inclut une inscription au gymnase et autant de boissons énergisantes, de barres énergétiques, de fruits et de sucreries ( sans oublier la vaseline...) que j'en veux la fin de semaine, je trouve que c'est équitable. Et c'est sans parler du soutien et de l'expertise d'un entraîneur personnel certifié qui a couru plus de trente marathons. C'est un milliard de fois mieux que d'errer toute seule sur les pistes de course de l'école.
    Le seul mauvais côté du programme de Zelef? Dans les vestiaires du gymnase, les dames âgées adorent se promener toutes nues, pour une raison que j'ignore. Je prie de ne pas éprouver le désir soudain de m'afficher, quand je serais vielle.
    J'ouvre la porte du vestibule d'un coup de hanche et j'entre dans la salle à manger, passant devant des tableaux de Davy Crockett. Des chapeaux en raton laveur et des fusils de chasse en plastique décorent les murs. À chaque pas, j'écrase des écales d'arachides. C'est ce qui fait la renommée du restaurant : nous offrons des seaux entiers d'arachides gratuites et les gars peuvent agir comme des hommes des cavernes et se lancer les écales sur la tête.
    Je dépose des bières et des Coke sur l'une de mes tables de quatre et me dirige vers ma grande table ronde. Jusqu'à sept clients peuvent s'y assoir et c'est généralement une bonne source de pourboire le samedi.
    Ce soir, Nick est assis là avec ses amis et leurs petites-copines. Je les connais tous, parce que mon frère n'a qu'un an de plus que moi, alors nous allions à la même école.
    - C'est ma meilleure table, alors vous avez intérêt à me laisser un bon pourboire, dis-je à Nick.
    En guise de réponse, il me lance une arachide sur le front. Aussitôt, sa copine, Kimberly, lui donne une claque sur le bras. J'ajoute :
- Et je ne vous apporte plus de nourriture gratuite non plus.
- Tu vas nous servir de la bière, quand même, hein ? me demande Evan.
- Oh que non ! Je ne vais certainement pas perdre mon emploi pour vos beaux yeux. En plus vous n'avez même pas vingt et un ans, les gars.
    J'ouvre mon carnet de commandes et sort un crayon de mon tablier.
- Qu'est-ce que vous voulez boire?
- De la bière, me déclare Evan avec un grand sourire.
    Sans répondre, je lui lâche sur la tête une pleine poignée d'arachides.
- Hé!
    Tout le monde se met à rire tandis qu'Evan secoue son t-shirt. Il est ami avec Nick depuis le primaire et, maintenant, ils s'occupent tous les deux des vidanges d'huile au garage.
    Presque tous les amis de Nick sont restés à Franklin et travaillent à des endroits comme concessionnaire d'automobile ou la salle de billard. Kimberly a décroché un poste de réceptionniste dans une agence immobilière. Nick prend des cours du soir. Contrairement à la plupart des jeunes du coin, je vais aller à l'université à l'automne et je vais même déménager, puisque j'irais vivre dans une relsidence étudiante.
    Je prends leurs véritables commandes, cette fois : des verres d'eau, des Coke et des thé glacés. Dans l'arrière-salle, je verse des glaçons dans des verres et pousse un long soupir. Cette journée m'a épuisée : ma course de six km m'a vidée de toute énergie, et le fait d'avoir trouver Natsu attirant a fait grimper en flèche mon sentiment de culpabilité. Je suis sûre qu'il est excellent, comme entraîneur, vu la vitesse à laquelle il file sur les pistes, mais je ne suis pas sûre d'avoir envie de le revoir. J'ai besoin de me concentrer sur ce marathon, pour le terminer. Mais j'ai tout de même aimé sentir jaillir en moi cette étincelle de...quelque chose.
- Hé, tu es dans la lune ?
    Je lève les yeux vers Aquarius, la gérante du restaurant, qui me désigne le sol du regard. Je remarque alors que j'ai appuyé trop longtemps sur le levier du distributeur, et que des cubes de glaces ont dégringolé par terre. Je relâche le levier, et Aquarius saisit un balai avant de diriger les glaçons vers une grille de canalisation.
- Ça va ?
- Oui. Je suis juste fatiguée, lui dis-je, en mentant un peu.
   Aquarius affiche son air de mère inquiète. C'est de ma propre mère qu'elle le tient : elles sont amies depuis le début du secondaire. Elles se retrouvent souvent pour râler au sujet des clients râleurs de l'épicerie ou du restaurant.
- Je t'assure, je vais bien, répété-je.
    Je remplis les verres et les répartis sur mon plateau. J'ajoute des tranches de citron sur le bord avant de servir les boissons.
    Le plus rapidement possible, j'apporte à Nick et à ses amis des burgers et des bâtonnets de poulet, afin de les faire déguerpir de cette table qui représente mon gagne-pain, mais, bien sûr, ils finissent par rester plusieurs heures et se jettent au moins cinq seaux d'arachides au visage. Quand ils règlent enfin l'addition, ils se séparent le total en quatre. C'est tellement chiant.
    Evan me laisse un pourboire représentant trente pour cent de l'addition, mais j'évite son regard quand je le remercie. Il se contente d'empocher son portefeuille.
- Tu devrais nous rejoindre quand tu auras fini de travailler. Nous allons camper à Normandy.
    Le rouge me monte aux joues. Après ce qui est arrivé à Sting, j'ai été tranquille pendant quelques mois. Mais, dès le Premier de l'an, tout est revenu à la normale dans leur vie. Les gars savaient que j'étais célibataire et me demandaient si je voulais sortir avec eux. Quand je disais non, est-ce-que la pensée de Sting leur traversait seulement l'esprit?
    En tout cas, Evan se conduit bizarrement depuis le mois de février, et je me demandais quand cela allait arriver. Il a dû lui falloir bien du temps pour rassembler son courage, ce qui me fait me sentir très mal. Il est plutôt beau garçon : ses cheveux bruns lui descendent sur le front et ses jolis bras sont bien musclés grâce à son travail au garage. Mais je ne peux pas.
- Merci beaucoup, mais non, réponds-je, j'ai vraiment besoin de dormir dans un lit, ce soir : j'ai mal partout à cause de la course.
    Evan semble déconfit.
- Peut-être en fin de semaine prochaine, alors?
    Je sors la guenille mouillée de la poche de mon tablier et me met à frotter la table ronde, pour enlever les taches brun-jaune de moutarde séchée.
- Peut-être.
    Mais je sais que je dirai non. J'entend déjà mon frère se taper sa copine quand je suis à la maison. Pas question que j'aille camper avec eux, dans des tentes.
- Bon, eh bien, à bientôt, me dit Evan d'une voix douce.
    Je n'arrive pas à le regarder dans les yeux. Nick arrête de lécher les bottes de Kimberly pendant quelques instants, le temps de me serrer dans ses bras.
- Je rentre à la maison demain.
- D'accord.
    Je me penche vers lui pour le laisser m'embrasser, et il glisse subtilement du pourboire supplémentaire dans la poche de mon tablier. Je le remercie d'un sourire.
    Je fais le service en salle jusqu'à minuit, puis je dois m'acquitter de mes tâches d'entretien. C'est à mon tour de gratter les vielles gommes à mâcher collées sous les tables, ce qui est ignoble. La tâche la plus agaçante consiste toutefois à remplir les bouteilles de ketchup en verre. Comme je n'en laisse tomber aucune au sol, j'estime que la nuit s'est bien passée. Ensuite, je roule cent ensembles de couverts pour le service du brunch de demain, puis je pointe mon départ.
    Bientôt, je me glisse derrière mon volant. J'allume mon cellulaire, dans l'espoir que des messages m'attendent, même si je n'ai pas particulièrement envie d'avoir des contacts avec qui que ce soit. Le seul texto que j'ai reçu me vient de maman, qui me demande de décrocher son chemisier bleu de la corde à linge en arrivant à la maison. Je lui envoie un " OK ", puis je fais défiler la liste de mes contacts. J'accélère toujours quand arrive le nom de Sting. Franchement, depuis lui et Jubia, je n'ai plus personne à qui parler. Je laisse tomber mon téléphone dans mon sac et mets le contact. Je passe devant le restaurant Sonic, où des jeunes de mon école sont assis devant des limonades à la cerise et des rondelles d'oignons. Je ressens un picotement au coeur en remarquant la Mustang décapotable de Jubia.
    Je me dirige vers le cinéparc. Vers notre petit coin, à Sting et moi. J'y arrive juste à temps pour la deuxième moitié de la dernière séances des Collégiennes de Beverly Hills, cet amusant film des années quatre-vingt-dix avec Alicia Silverstone.
    J'achète du maïs soufflé à l'entré, puis je m'assois sur le capot de ma voiture et je regarde le film en riant. 

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant