Chapitre 10

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Le plus beau jour de nos vies.
À la radio, l'animateur a annoncé que c'est la première fois en douze ans que la remise de diplômes doit se tenir à l'intérieur. Habituellement, la cérémonie a lieu sur le terrain de football, mais, cette année, ce sera dans le gymnase, parce que la pluie n'a pas cessé depuis quatre jours.
L'an dernier, en cours d'anglais, nous avons dû écrire une dissertation. Pour en déterminer le sujet, chaque étudiant devait tirer un bout de papier dans un chapeau. J'ai pigé : " Coca Cola peut-il sauver le tiers-monde ? " ce qui était passionnant. Sting, cependant, s'est retrouvé avec " le Déluge s'est-il réellement produit ? " Je me suis moquée de lui, mais, finalement, il a adoré effectuer cette recherche. Il a appris que chez certaines tribus amérindiennes existait un mythe équivalent, dans lequel un dieu maléfique avait mangé des arachides dans les cieux, lançant les écales par la fenêtre. Celles-ci étaient tombées sur Terre, et l'humanité avait survécu au déluge en montant dans ces écales, qui flottaient.
Même la pluie me fait penser à lui.
Dans la cafétéria, les enseignants nous alignent, avant de nous mener au gymnase. Madame Lane vient d'exiger de Zack Burns qu'il porte un autre chapeau. Il avait écrit C'EST FINI ! à la peinture argentée sur le sien et, apparemment, c'est interdit par le règlement de l'école. Madame Lane a à peine tourné la tête que Zack regarde ses amis et fait aller et venir son poing serré devant son entre-jambe. Est-ce que les garçons grandissent un jour ?
Une bouffée d'humidité me saute au visage. On se croirait dans un sauna. Je repère maman et Nick, assis dans la troisième rangée de gradins. Nick s'évente avec un programme et maman est en train de s'essuyer les yeux avec un mouchoir en papier. Même si nous ne formons plus la même équipe soudée qu'autrefois, toutes les deux, aujourd'hui est un grand jour pour elle : ses deux enfants ont terminé l'école secondaire. Elle-même n'a jamais obtenu son diplôme, parce qu'elle était tombée enceinte. En la voyant, les larmes me montent aux yeux, et je plisse mon visage pour garder le contrôle.
Je m'assois et saisis mon programme. Sur la couverture, on peut lire : " En mémoire de Sting Eucliff." Partout dans la salle, des gens font comme mon frère et s'éventent avec le leur. Je parcours l'assistance des yeux, pour voir si monsieur et madame Eucliff sont venus. Aucun signe d'eux. Je doute qu'ils se présentent.
Je caresse du bout des doigts le nom de Sting, et une larme, une seule, tombe de mon oeil et vient imbiber le papier. Il ne faut pas que je pleure. Il ne faut pas. Cela fait des mois que je n'ai pas pleuré. Je serais incapable de m'arrêter si je me laisse aller. Inspire par le nez, expire par la bouche. Respire, Lucy, respire. Je me mords la lèvre inférieure, de toutes mes forces, si fort que mes dents s'y enfoncent. Le sang qui se répand dans ma bouche est amer.
Pense aux bons moments. Allez, les bons moments, concentre-toi.
Je parie que Sting aurait apporté un marqueur argenté et qu'il aurait écrit quelque chose sur son chapeau en plein milieu de la cérémonie, rien que pour mettre en rogne madame Lane. Il aurait lancé un ballon de plage sur la foule comme l'ont fait Nick et Evan lors de la remise de leurs diplômes. Concentre-toi, Lucy, continue !
Cette salle résonne de nombreux souvenirs. C'est ici que j'ai rencontré Sting, quand je lui ai envoyé ce ballon de volley sur la tête. En y repensant, je me mets à rire et mon gloussement ressemble à un reniflement.
- Ça va ? me demande Brandish.
Je suivais un cour de français avec Brandish, c'est une fille assez sympas.
- Je suis en train de repenser à tout ce qui s'est passé dans ce gymnase au cours des quatre dernières années.
Elle me sourit.
- Tu te souviens du premier avant-match de football, quand les gars de dernière année et les professeurs se sont affrontés lors d'un tir à la corde ?
Je lui réponds en riant :
- C'était hilarant !
Les garçons avaient frimé pendant des jours et des jours qu'ils allaient donner une racler aux profs, mais ceux-ci avaient gagné haut la main : les gars s'étaient écroulés au sol comme un jeu de quilles.
La cérémonie commence par des salves d'acclamations et d'applaudissements bruyants, et la rumeur court que Zack Burns est tout nu sous sa toge. Cette idée me fait rire tout autant que grimacer.
L'atmosphère de la soirée s'assombrit toutefois. Dans son discours d'adieu, le maire, Macarof Drear dit :
- Sting Eucliff était l'ami de tous. Chaque midi, il se promenait à la cafétéria et parlait à tout le monde, se servant au passage directement sur les plateaux. C'était aussi un voleur de crayons.
Une vague de petits rires balaie l'assemblée. Peu importe, en fait, ce que raconte Macarof, parce que chacun se remémore ses propres souvenirs de Sting. Je regarde un peu plus loin, dans l'allée ; Rogue est en train de pleurer.
Même les gens qui ne le connaissaient pas pleurent en silence. Peut-être ne pleure-t-ils pas Sting directement, mais plutôt ce à quoi il n'a pas eu le droit : l'occasion de vivre des expériences, bonnes comme mauvaises, ou folles, ou qui changent la vie. Ils plaignent son père et sa mère d'avoir perdu leur fils. Et ils se mettent peut-être à penser aux parents qui sont partis, aux enfants, aux frères ou soeurs qui ont disparu, et ils ressentent ces ténèbres, ce trou noir qui ne pourra jamais être comblé. S'ils n'ont jamais fait le deuil de personne, ils se demandent ce qu'ils éprouveraient si cela leur arrivait, s'ils voyaient un être cher s'enfoncer dans le sol. Loin d'eux pour toujours. Avant octobre, jamais je n'aurais pu m'imaginer ce que ça me ferait.
Je me sentais immortelle.
Ma culpabilité enfle et m'étouffe. C'est Sting qui a été privé de sa remise de diplômes. C'est lui qui ne pourra jamais se marier, ni avoir d'enfants. Qui n'achètera jamais de maison au bord du lac Normandy. Qui ne passera jamais ses fins de semaine dans un bateau, à simplement nager et se blottir contre moi pour admirer le soleil couchant. C'est lui que je devrais plaindre. Mais je m'apitoie plutôt sur mon sort. Parce que je ne vais pas pouvoir profiter de mon futur en sachant que lui n'en aura pas.

Plus tard, ce soir-là, je m'installe dans mon lit avec mon téléphone. Je devrais me préparer à dormir, étant donné que je participe à une course de dix km demain. Comme ma remise de diplômes avait lieu aujourd'hui, Zelef m'a proposé d'aller courir avec lui dimanche à la place, mais je lui ai répondu que ce n'était pas la peine. Ce n'est pas comme si je participais à la croisière des finissants.
    Tous les élèves de ma classe passent la soirée à bord du General Jackson, sur la rivière Cumberland. J'ai longtemps hésité à acheter un billet, mais, finalement, je ne l'ai pas fait. Dans vingt ans, vais-je repenser à cette soirée et regretter de n'y être pas allée ? Il n'y a rien d'important pour moi, sur ce bateau. Oui, d'accord, je pourrais poser sur quelques photos avec Mirajane et Lévy, mais, ensuite, elles iraient danser avec leurs copains et me laisseraient seule. Jubia m'ignorerait... Et des garçons m'inviteraient à danser, mais ils ne seraient pas Sting. Toute la soirée, je n'aurais qu'une pensée en tête : moi, je suis là, et lui non.
    Ma mémoire m'entraîne vers le bal de fin d'année de l'an dernier. Sting et moi l'avions quitté avec une heure d'avance, avant que maman ne finisse de travailler à  l'épicerie. Nous nous étions dépêchés de rentrer à la maison, où nous avions fait l'amour avant de nous enrouler dans mes draps. Assis en tailleur, nous avions discuté de voyage que nous allions faire l'été suivant pour nous rendre en voiture à Myrtle Beach. Et je n'arrêtais pas de me dire : Il est tout ce que je pourrai jamais souhaiter. Voilà le garçon qu'il me faut. Il m'est destiné.
    Mais, quand Sting avait planifié notre futur et m'avait demandé de l'épouser, j'avais tout gâché - nous avions tout gâché. Pourquoi n'avait-il pas attendu que la remise des diplômes soit passée pour me demander en mariage ? Ou que j'ai obtenu mon diplôme universitaire ?
    Si seulement il avait respecté mon souhait d'aller à l'université, il serait encore en vie.
    Sur mon téléphone, j'ouvre Instagram et regarde s'afficher les photos de la croisière. Mon écran s'orne de jolies robes colorées et de costumes sombres : Mirajane Strauss et Luxus Drear qui sont photographiés contre la rambarde du bateau ; Lévy MacGarden et Gajeel Redfox, immortalisés en plein baiser au beau milieu de la piste de danse.
    J'essuie les larmes qui menacent de me rouler sur les joues. J'ai soudain très envie d'aller me chercher quelques bières et boire pour oublier ma solitude. Je ferais n'importe quoi pour faire taire mon esprit. Je glisse mon téléphone sous mon oreiller, avant de saisir la photo de Sting et moi sur ma table de nuit et de la retourner pour la poser face vers le bas.
    Des regrets dans vingt ans ? C'est ça, oui ! Je regrette déjà de ne pas y être allée, à cette croisière. 

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant