Chapitre 4

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    La borne de km zéro apparaît devant moi et je pique un sprint vers l'arrivée. La sueur me dégouline sur le visage. Je dois utiliser toute mon énergie pour continuer à bouger les bras. Mes mollets brûlent. Alors que je m'approche de la ligne d'arrivée, Zelef et ses assistants m'applaudissent en hurlant mon nom.
- Va-y , Lucy ! Allez !
    Vingt secondes plus tard, je passe le dernier jalon et ralentis progressivement, jusqu'à me mettre à marcher.
    Avec mon t-shirt, j'essuie mon front, et je lève un visage souriant vers le ciel. J'ai mal partout, mais c'est une bonne douleur. J'ai terminé le parcours de six km !
- Bravo, me félicite Zelef en me donnant de petites tapes dans le dos.
    Il me tend un gobelet de boisson énergisante.
- Bois tout le verre, puis tu pourras manger une banane.
    Je porte le gobelet à mes lèvres d'une main tremblante. Je respire profondément pour combattre le vertige qui me prend. On ne s'évanouit pas, surtout, on ne s'évanouit pas.
- Comment t'es-tu sentie aujourd'hui ? me demande Zelef.
- Pas mal. Je n'ai marché que pendant env-v-viron une mi-minute au milieu.
    Zelef me regarde engloutir mon verre. L'équipe qu'il entraîne ce matin compte quinze coureurs, mais il me traite comme si j'étais la seule personne sur le parcours. Il me fait penser à mon grand frère. Une fois que j'ai avalé ma boisson et ma banane, il me fait accomplir une série d'étirements et me donne des instructions sur la quantité d'eau que je dois boire dans l'après-midi. Il me rappelle aussi que, demain, je dois courir deux km de mon propre chef.
    Son programme d'entraînement est plus rigoureux que l'hiver au Nunavut : pendant la semaine, je cours sur de petites distances ou je fais une séance d'entraînement croisé ( NDA : c'est un entraînement qui consiste qui consiste à pratiquer d'autres disciplines, comme le vélo, la musculation ou la natation, dans le but d'en tirer des bénéfices en course à pied), mais chaque fin de semaine, je dois relever un plus grand défi. Par exemple, si nous avons couru quatre km un dimanche, Zelef nous fera essayer un trajet de cinq ou six km la fin de semaine suivante. Au cours des six prochains mois, je vais couvrir des distances de plus en plus grandes, pour atteindre les vingt-deux km.
- Donc, on se retrouve au gymnase mercredi pour ton entraînement croisé ? me demande -t-il, et j'hoche la tête.
    J'adore la façon dont ce programme d'entraînement structure ma vie. Je n'aime pas devoir trouver des façons de remplir les heures désoeuvrées où je ne suis ni à l'école ni au travail. Non seulement je dois m'entraîner chaque jour de la semaine, mais Zelef m'a fourni un menu détaillé qui me précise à quels moments je dois boire de l'eau et quand je dois manger quel type de nourriture. Sérieusement, toute cette planification et ces principes concernant mon corps et comment je dois l'alimenter constituent une science à part entière.
    Mais j'aime cela. Quand je ne cours pas, je pense à courir : je planifie les repas, me motive en vue du long parcours de la fin de semaine à venir, bois des litres et des litres d'eau, mets de la glace sur mes jambes meurtries, m'assure de bien dormir. L'entraînement m'épuise tellement que je ne reste plus allongée dans mon lit à fixer les lumières des lampadaires, dehors, détestant le fait de ne plus pouvoir me blottir contre sa poitrine robuste. Maintenant, dès que je ferme les yeux, le soir, je plonge dans le sommeil.
    Je dis au revoir à Zelef et claudique vers le stationnement. Monsieur le Prétentieux qui court à reculons est assis à l'arrière d'une jeep. Eh merde ! Je suis stationnée juste à côté de lui. Heureusement, il n'a pas l'air de remarquer que je marche en canard comme une femme enceinte qui a terriblement besoin d'aller aux toilettes ; il est totalement concentré sur son cellulaire, occupé à rédiger un message texte, des écouteurs sur les oreilles.
    Je clopine jusqu'à ma toute petite voiture rouge. C'est un citron, mais je ne pouvais pas m'offrir mieux. J'ai économisé pendant deux ans pour me l'acheter, et je l'adore. J'ouvre le coffre, m'assois er enlève mes chaussures de course. Puis j'ôte mes chaussettes l'une après l'autre. L'odeur de mes pieds pourrait assommer quelqu'un.
- Bon sang ! Dit le gars.
    Oh non, est-ce qu'il sent mes pieds, de là où il se trouve? Il enlève ses écouteurs, se lève et commence à fouiller dans le coffre de sa voiture. Je m'attendais à ce qu'il sorte une bouteille de Febreze et désodorise le coin, mais, quelques secondes plus tard, il s'agenouille tout près de moi et ouvre la trousse de premiers soin.
Mais va-t'en ! J'ai les pieds qui puent !
- Elle est impressionnante, cette ampoule.
Ce n'est qu'alors que je le remarque. Ma peau est tendue sur une cloque aussi grosse qu'une pièce de vingt-cinq sous.
- Voilà pourquoi j'avais si mal au pied...
Le garçon dévisse une bouteille brune.
- Comment tu t'appelles?
- Lucy.
Il me sourit.
- Salut, Lucy. Tu ne sentiras rien.
Je lâche :
- Mais qu'est-ce que tu fais ?
Trop tard. Il a déjà versé du produit sur mon ampoule. Je ne ressens effectivement aucune douleur, mais il se produit une sorte de réaction chimique. De petites bulles se forment, comme s'il avait mélangé du bicarbonate
- C'est juste du peroxyde d'hydrogène. Il faut bien laver cette ampoule. À moins qu'il ne s'agisse des vestiges d'un jumeau disparu ?
- Je n'ai jamais eu de jumeau, heureusement.
- C'est ce que tu crois. Est-ce que tu as déjà fait examiner cette chose? D'après moi, c'est assez gros pour être le foetus d'un jumeau.
Il passe la main sous ma cheville et soulève mon pied, observant ma cloque. Il me chatouille. Oh mon Dieu, il est en train de toucher mon pied qui pue!
- Est-ce que tu veux bien que je la perce ?
- Que tu quoi?
Il prend une aiguille dans sa trousse, puis la trempe dans une bouteille d'alcool.
- Tu es médecin ou quoi?
- Non, et toi ?
Il hausse les sourcils, espiègle. Ce gars pourrait aussi bien avoir les mots " problème en vue " écrit en plein milieu du front.
- Ça fait longtemps que je cours. Je sais comment traiter les blessures.
- Ah bon ? Quelle est la blessure la plus bizarre que tu aies jamais vue?
- Un jour, j'ai participé à une course déguisé en Elvis.
- Elvis.
- Ouais, Elvis. Et je m'en sortais plutôt pas mal, jusqu'à ce que cet autre gars, lui aussi habillé en Elvis, se torde le pied dans une ornière et se déchire un ligament. Je me suis occupé de lui en attendant que les infirmiers arrivent. Tout le monde était assez étonné de voir un Elvis en soigner un autre.
Je me mords la lèvre, presque incapable de m'empêcher de rire.
- Je vais percer ton ampoule, maintenant, m'annonce-t-il.
Il enfonce l'aiguille dans ma peau, et je me redresse en sentant le picotement. Le liquide dégouline de la cloque, et je me mords la main. Je crois bien que c'est la chose la plus dégoûtante que j'ai jamais vue, mais le gars ne réagit même pas. Il se contente de verser de nouveau du peroxyde d'hydrogène sur mon pied, créant de nouvelles petites bulles.
- Tu veux un pansement La petite sirène ?
Je lève un sourcil.
- Un pansement Disney ?
- J'ai deux petites soeurs.
Je le regarde recouvrir mon ampoule d'un pansement, et je prends mentalement des notes afin de pouvoir l'imiter la semaine prochaine, quand une nouvelle ampoule monumentale se sera formée. Une fois terminé, le garçon me tapote le pied avant de se relever.
- Et voilà, comme neuve.
Son regard rencontre le mien, et il me fait un petit sourire. J'apprécie la façon dont cela me fait frissonner, même si on se croirait dans une forêt tropical, ici. Quand il se passe la main sur le front pour écarter ses cheveux, je ressens une envie
soudaine de le faire pour lui, de coincer ses mèches derrière ses oreilles. Gênée, je me détourne de son sourire et claque la porte du coffre. Je me prépare à prendre le large, à fuir mes frissons et mon étrange désir de toucher ses cheveux, quand Zelef arrive d'un pas raide.
- Qu'est-ce qui se passe, ici ?
- J'étais juste en train d'aider Lucy à soigner son ampoule.
Zelef regarde mon pied, puis fait signe au gars de le suivre. Mais ils ne s'éloignent pas vraiment, - je continue d'entendre ce qu'ils disent.
- Je t'ai demandé de ne pas draguer mes clientes, chuchote Zelef.
Le gars fait un pas en arrière comme s'il venait de recevoir une gifle.
- Je voulais simplement l'aider.
J'interviens, et les deux garçons tournent la tête vers moi :
- Il n'a rien fait de mal. Vraiment, il n'y a pas de prob...
Zelef me coupe.
- Natsu, j'essaie de bâtir une réputation...
Le gars lève la main.
- Je sais, je sais.
- Vraiment? C'est mon travail, mon entreprise. Je t'ai donné une nouvelle chance, mais...
- Alors, laisse-moi commencer à faire mes preuves!
Je les interromps :
- Les gars...
Je les regarde tour à tour, mais ils continuent de se disputer comme s'il avait oublié que j'étais là. Zelef frappe le prétentieux au visage avec un t-shirt. L'autre lui donne un coup de bouteille d'eau sur la tête, avant de le cravater. Zelef se dégage et lui fait une clé de bras. J'ai du mal à croire que je suis en présence de deux adultes. Ils se conduisent comme des singes.
- Les gars!
Cette fois, je crie. Ils se redressent brusquement la tête et cessent enfin d'agir comme des hommes des cavernes.
- Mais, enfin, qu'est-ce qui se passe?
- C'est mon petit frère, Natsu, reprend Zelef.
- Petit? ricane l'autre.
Zelef l'ignore.
- Il vient tout juste de commencer à travailler pour moi. Il fait le lièvre, c'est-à-dire qu'il donne le rythme à ceux qui veulent passer au niveau supérieur et augmenter leur vitesse.
- Comment?
Zelef m'explique alors :
- Eh bien, si quelqu'un veut terminer un marathon en temps précis, Nat court avec cette personne et s'assure qu'elle garde le bon rythme pour y arriver. Tu sais, pour participer à certaines grandes courses, il faut atteindre une cadence minimale. Bref, donner le rythme, c'est ce que Nat fait de mieux.
Ce compliment semble faire plaisir à Natsu. Je comprends pourquoi cet homme le suivait, tout à l'heure, sur le parcours.
- Mais je vais tout de même travailler avec toi, parfois, m'apprend Natsu. Je vais aider Zelef lors des longs trajets, les samedis et dimanches.
- Donc, j'ai deux entraîneurs, maintenant? fais-je remarquer.
- Genre, me répond Natsu, charmeur, en détaillant mon corps, ce qui lui vaut un autre regard mauvais de la part de son frère.
- Nat, je suis sérieux. Si tu prends ce travail à la légère, c'est terminé. Je ne te donnerai pas d'autre chance.
Le ton de Zelef est lourd de sous-entendus. Pourquoi lui fait-il la morale en ma présence ?
Est-il en train de m'avertir, moi aussi ? Je ne connais Zelef que depuis quelques semaines, mais il m'a toujours semblé calme et équilibré. Pourquoi est-il strict avec son frère?
Le visage de Natsu s'assombrit.
- À la semaine prochaine, Lucy.
Il me salue de la tête, puis, sans un regard en arrière, suit son frère afin de l'aider à rassembler et ranger les glacières et les serviettes.
Zelef est tellement organisé et il applique les règlements si religieusement que, jusque-là, m'entraîner avec lui a été un processus calme et tranquille.
Natsu me fait sentir tout sauf calme et tranquille.

Respire, Lucy, respire.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant