Chapitre 45

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Ishan

De rue en rue, j'erre.

Je ne sais pas où je vais. Je marche vite sans reprendre ma respiration. Tout ce que je sens monter en moi, je le laisse rejaillir à la surface.

Dégoût. Honte. Douleur. Chagrin.

Et l'émotion la plus forte : la haine envers moi-même.

Je marche et je fuis cette maison alors que je sais pertinemment que je fuis Ali. Je fuis cette image d'elle qui pleure.

Je ferme les yeux et je la vois : à bout de souffle.

Elle essayait de me calmer. Par tous les moyens. Par un baiser. Le cerveau encore embrumé d'un voile gris, sous l'emprise des limbes tortueux de ma mémoire, je l'ai laissé m'embrasser. Sur mes genoux, elle était si légère et si petite. Ce poids était supportable. Ce contact était tolérable. Elle semblait tourmentée elle aussi. Se palpant le ventre et le torse pour vérifier quelque chose. Prenant ma main pour la plaquer sur sa poitrine, à l'endroit de son cœur.

Ici.

Son pouls battait rapidement au creux de ma paume. Il était affolé.

Je l'ai touchée. Là où personne ne l'avait fait. C'était indescriptible. J'étais absorbé sur le moment. Ou le moment m'a absorbé. Elle a enfoui son visage dans ses mains et a jouit si vite, si fort et si longtemps que j'en ai oublié d'arrêter le mouvement de mes doigts en elle. Quand je l'ai fait c'était pour la libérer.

Je lui ai fait mal.

Ça m'a ramené tout droit à mon cauchemar. C'était si réel que mon corps en ressentait encore chaque sensation, chaque pensée et chaque hurlement. Je voulais lui donner une expérience différente mais je crois lui avoir infligé ce que j'avais vécu. La même violence. La même violation. Je me sens inhumain après cette nuit.

Je me laisse tomber sur un mur et m'affaisse contre lui. C'est le matin et le soleil brille de mille feux. Ses rayons ardents me brûlent et je suis tellement glacé que c'est un choc thermique. Le choc. Je le ressens encore comme un immense bouclier qui se percute contre mon âme. Il m'a hurlé de reculer, il m'a ordonné de ne plus la toucher, il m'a traité d'ordure et de saloperie. Je tire sur les manches de mon pull pour couvrir mes mains et enfouis mon visage dans le creux de mes bras. Toute la force que j'ai accumulé toutes ces années glisse entre mes doigts.

Pris d'une pulsion, je me tape à la tempe et la voix de mon père surgit :

Espèce d'attardé !

Son insulte préférée. J'avais oublié qu'il avait tendance à me donner des paires de claques sur le visage. Je sais que je suis sous-éduqué mais je ne suis pas con. On apprend pas tout à l'école. Les vraies leçons se font en famille mais j'en ai retenu des mauvaises de la mienne. Mal-éduqué mais encore, je ne suis pas con.

Pourtant je suis clairement en train de débloquer.

La conscience dans un blizzard, je me retrouve dans un immeuble familier. Je prends l'escalier plutôt que l'ascenseur. Le silence est creux et n'est brisé que par le son de mes pas heurtant les marches. Arrivé au deuxième étage, je pose ma main à plat sur une porte blanche et je donne un coup de front sur le bois dur. Et encore un. Et encore un.

- On ne t'a jamais appris à toquer correctement aux portes ?demande une voix derrière moi.

Je tourne la tête vers Oscar qui monte sur le palier d'un pas lourd et fatigué et j'ai l'impression de me regarder dans un miroir. On porte les mêmes vêtements qu'hier, les mêmes cernes sous les yeux, les mines débraillées, celles qu'on arbore habituellement après avoir...

À Bout de Souffle [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant