So Darkness We Became

Sweater Weather

Rose

Rose Warren a pété les plombs... C'est ce qu'à peu près toute la ville pense. Toute la ville sauf une poignée de gens : Stanley, ma mère, Noah, Jenny et Matt. Et encore, j'en viens à douter d'eux ! Ne serait-ce pas les personnes les plus proches de nous qui nous rendent fous ?

C'est vrai, j'ai peut-être pété les plombs. À vrai dire, je me fiche de ce qu'ils pensent tous de moi ! Ce qui me heurte le plus, ce sont ces dires affreux qui s'immiscent dans les esprits, qui les pervertissent petit à petit. L'enquête sur Louisa piétine et chacun commence à y aller de sa petite théorie. Tout tourne autour de moi, Rose Warren, celle qui a vu, celle qui croit avoir vu, celle qui est coupable d'avoir vu.

Jusqu'ici je tenais plutôt bien le coup, mais depuis cette nuit du 1er novembre, j'ai pété les plombs. Enfin pas tout à fait, je suis toujours saine d'esprit, c'est juste que j'ai décidé de me couper de cette ville de fous quelque temps. Je ne pouvais plus retourner à Lutworth, affronter les regards des autres élèves. J'avais juste envie de rester chez moi où les racontars ne pouvaient plus m'atteindre. Les autres voient en cette décision l'expression de la fragilité de mon esprit. Rose Warren a craqué pour de bon. Moi, je prends cela comme une preuve de force, quand la pression est trop forte il faut savoir s'arrêter plutôt que de s'écraser peu à peu sous son poids.

Bien entendu mon retrait de la société n'a pas fait taire les rumeurs. À présent, je suis officiellement la nouvelle cinglée de Silver Hollow, la fille qui voit les monstres. Encore plus demeurée que Lorraine Rainier qui prétend rentrer en contact avec l'au-delà. Pas plus tard qu'hier, Jenny m'a raconté qu'il se murmurait en ville que j'avais livré mon âme au démon qui vivait dans la forêt. Parce que niveau mentalité, Silver Hollow c'est un peu la petite sœur moderne de Salem. Je ne serais d'ailleurs pas étonnée de voir la ville entière débarquer un soir à ma porte, fourches et torches enflammées à la main. Parce qu'évidemment, à Silver Hollow, on est persuadé que quelque chose de louche s'orchestre dans nos bois, mais pour ce qui est de celle qui témoigne de ces bizarreries, elle est folle ! Cherchez l'erreur...

Mais peut-être qu'ils ont tous raison. Je suis une sorcière en fait ! J'ai ensorcelé Louisa Beckett et je l'ai fait disparaître pour la donner en offrande aux démons qui me parlent sans cesse ! Sommes-nous revenus à l'époque de la chasse aux sorcières ? Où l'on pendait des gens sans procès juste parce que ce cher « on » avait parlé et que tous avaient approuvé.

Comment ne pas devenir fou dans un monde qui ne tourne pas rond ? J'ai toujours eu foi en ma ville, mon univers à moi, mais à présent, j'ai peur. J'ai peur de ce que tous ces gens qui m'ont vu grandir seraient capables de s'infliger à eux ainsi qu'à moi, au nom de quoi ? D'un manque total de discernement. J'aimais ma ville, j'étais heureuse d'évoluer dans ce microcosme privilégié, enclavé au cœur d'hectares de forêts qui nous coupait de la déraison grandissante de la civilisation moderne. Je la voyais forte ma ville, mais j'avais tort. Elle touche le fond à présent, écrasée par ses a priori puritains.

J'avais foi en l'humain, je l'idéalisais et voilà qu'il était en train de me briser le cœur. Les habitants de Silver Hollow venaient de faire, ce qui était à mes yeux, la grande erreur. Ils se perdaient dans le jugement et l'extrapolation.

Me voici donc enfermée chez moi depuis deux semaines. J'erre dans cette grande maison dans mon pull-over fatigué à l'effigie de Sea Shepherd et je suis presque heureuse. Je me complais dans ma solitude, loin du bruit de la ville et des rumeurs des couloirs de Lutworth. Je continue à rendre mes devoirs et à passer mes évaluations à distance, parce que je ne compte tout de même pas passer à côté de mon année scolaire. Harvard m'attend toujours !