Chapitre 35 - Flèche

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Je me tire du lit plus facilement malgré un réveil tout aussi atypique que la veille.

Je me sens reposée, le soleil brille et c'est avec espoir que j'entame cette matinée. Je jette un œil rapide à mon emploi du temps que je ne maîtrise pas encore et je suis ravie de voir que mon après-midi est marquée comme libre. J'enfile alors une tenue légère sur laquelle je viens superposer ma nouvelle cape, ravie de l'impact bénéfique qu'elle a sur mon moral et dévale les escaliers en chantonnant.

Je m'attendais à retrouver Romuald à la table du petit déjeuner mais je ne croise que Danaé qui ne daigne même pas répondre à mon bonjour.

- Quelle peste celle-là ! On ne lui a donc pas appris la politesse ?! -

Bien décidée à ne pas laisser cette petite contrariété miner ma bonne humeur, je m'abstiens de lancer une remarque cinglante pour souligner son manque d'éducation.

J'emballe plutôt deux pâtisseries dans une serviette en tissu et je m'éclipse, préférant déjeuner dehors plutôt que m'infliger sa désagréable compagnie.

Tout en marchant vers ma salle de classe, je remarque que la porte est entrouverte et j'en déduis que mon professeur est déjà là. Je me hâte donc de rentrer mais je le salue sans daigner le regarder, encore un peu amère de son manque d'intérêt pour ma personne.

— Bonjour, répond-il froidement pendant que je l'entends annoter quelque chose sur le tableau.

Comme hier, je saisis mon matériel d'écriture et me dirige vers ma place en fixant le sol, toujours vexée par son ton glacial et son indifférence. Une fois assise, je m'arme de courage, prête à découvrir le thème qu'il aura choisi d'aborder aujourd'hui. Je relève la tête... et manque de tomber de ma chaise !

Un gigantesque volatile aussi immobile qu'une statue est juché sur l'énorme perchoir.

Face à mon expression ahurie, le professeur introduit l'animal aussi naturellement que s'il me parlait du temps qu'il fait.

— Ana, je vous présente Flèche. C'est un faucon pèlerin âgé de dix ans.

À l'évocation de son nom, l'oiseau vient fixer ses yeux perçants sur moi en émettant un cri sonore.

— Il faudra vous habituer à lui puisqu'il participera à bon nombre de vos cours, ajoute-t-il avant de me demander d'ouvrir mon ouvrage à la page vingt-six comme si de rien n'était.

Je m'exécute machinalement.

Le sujet du jour « Étude des bovidés et autres herbivores domestiques » aurait dû avoir raison de moi mais je suis sous le choc de cette découverte que j'aurais dû percevoir avant même d'avoir posé les yeux sur elle.

Et même à présent, alors que le volatile n'est qu'à quelques mètres de moi, je ne ressens rien. Absolument rien.

Je me sonde intérieurement pendant que le professeur démarre sa présentation mais c'est le vide absolu.

- Par tous les Dieux, mais qu'est-ce qu'il m'arrive ?! -

Une onde de panique me submerge à la simple idée d'avoir perdu mon talent mais je ne veux pas avoir l'air de m'affoler. Je simule un intérêt pour le cours et après un certain temps à essayer de ressentir ne serait-ce qu'un tressaillement dans mon esprit, je finis par m'avouer vaincue ; le rapace reste imperceptible.

Ça c'est une première !

Jamais, au grand jamais, aucun animal n'a réussi à me dissimuler ses émotions ! Et en voilà un qui remet en doute toutes mes certitudes !

J'ai l'impression que mon monde s'effondre mais même à ce niveau d'angoisse, je n'ose pas demander à mon professeur si ce qu'il se passe est normal. Je ronge donc mon frein pendant qu'il poursuit son allocution.

À défaut de pouvoir le ressentir, j'observe discrètement l'oiseau qui a enfin détourné son attention de ma personne, tâchant de comprendre en quoi celui-ci serait différent des autres rapaces que j'ai connus et capable de résister à mon pouvoir.

J'ai toujours admiré les faucons.

Je les considère comme de terribles prédateurs. Ils sont dotés d'une vision extrêmement perçante et font preuve d'une rapidité quasi inégalable en plein vol, les plaçant relativement haut dans la chaîne alimentaire.

En plus d'être énorme, Flèche est un magnifique représentant de son espèce. Son plumage brillant est typique de la race, gris clair sur le dos, crème moucheté de noir sur le ventre. Son bec puissant est bleuté, court et recourbé et ses pattes aux serres démesurément longues et acérées sont d'un jaune éclatant.

Tandis que je contemple l'oiseau magnifique, il plante à nouveau ses yeux vifs et intelligents dans les miens, ajoutant à mon malaise. J'aimerais tellement comprendre ce qu'il se passe dans son esprit ! Je crois bien n'avoir jamais ressenti une telle frustration, ni m'être sentie aussi déstabilisée.

Sauf peut-être le jour de la Cérémonie du Choix.

C'est donc avec un soulagement évident que je quitte la salle quand arrive l'heure du déjeuner. Et je suis bien contente de n'avoir à y revenir que demain !

Enfin libre, je ressens un besoin oppressant, presque vital, de vérifier que mon Don ne m'a pas abandonnée !

Alors je cours à m'arracher les poumons en direction des écuries. Je ne m'arrête qu'une fois devant la stalle de la jument à la crinière couleur de foin qui a déjà sorti la tête pour me saluer.

Pendant que je reprends péniblement mon souffle tout en lui grattouillant le front, je me focalise et ouvre mon esprit autant que faire se peut.

Tout est absolument normal.

Je ressens sans aucune difficulté la quiétude des montures à proximité et même les quelques petits animaux sauvages qui doivent se cacher dans les parages. Le cœur toujours prêt à exploser, je réalise pour la première fois de ma vie à quel point mon Don fait partie de moi et combien il me serait insupportable de le perdre.

Il me faut près d'une heure pour me sentir à nouveau complètement détendue et je remercie intérieurement les chevaux de me transmettre leur sérénité.

Au même moment, je prends conscience que d'ordinaire, mon état aurait dû causer un sacré remue-ménage parmi les bêtes...

Cette espèce est en général assez réceptive à mes émotions et je suis surprise que ceux-ci, hormis la jument que je cajole, n'aient même pas daigné sortir la tête de leur mangeoire à mon approche.

Après Flèche, voilà encore un mystère que je suis bien en peine de résoudre.

Et autant dire que le professeur Laslaut ne risque pas d'éclairer ma lanterne si je me fie à son attitude plus que distante envers moi.

Le Don d'Ana - Tome I - L'Apprentie Élue (En cours de rédaction)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant