Chapitre 32 - premier soir

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Encore essoufflés de notre course, nous retrouvons nos deux compères qui patientent déjà dans la salle à manger assis sur les fauteuils installés près du feu. Nous sommes encore en été mais comme partout en Elenie, les nuits sont déjà fraîches et les habitants du Royaume cèdent facilement à la tentation de les adoucir à la chaleur d'une belle flambée.

Pendant notre absence, l'immense table a été dressée pour quatre et elle croule à présent sous une montagne d'entrées tellement appétissantes que j'en ai déjà l'eau à la bouche !

Romuald qui me semble tout aussi - sinon plus - gourmand que moi, me lance un regard plein d'envie mais nous allons devoir patienter encore un peu.

Un homme d'un certain âge dont la petite taille est compensée par un raffinement remarquable vient de faire son entrée dans la pièce et se dirige à présent vers nous. Même s'ils n'ont physiquement absolument rien à voir, sa démarche altière et son apparence soignée me rappellent papa.

Je ne peux m'empêcher de ressentir un élan de bienveillance à l'égard de cet inconnu au visage affable qui s'arrête devant nous et nous gratifie - à notre plus grand désarroi - d'une élégante courbette.

- Bonsoir à vous Maîtres Apprentis. Sir Tirel, pour vous servir. J'ai l'incommensurable honneur d'avoir été sollicité pour la confection de vos capes d'étude. Voyez-vous un inconvénient à ce que nous débutions avec ces dames ? demande-t-il révérencieusement en regardant Léonce et Romuald à tour de rôle.

- Maîtres ? Ces dames ?? -

Nous échangeons discrètement des regards mi-amusés, mi-intrigués.

Cette étrange et désuète façon de s'exprimer supplante même notre excitation à l'idée de porter la tenue officielle des Élus !

Sachant à l'avance que Léonce ne se manifestera pas, Romuald s'empresse de donner son accord avec le même air empesé.

- Je vous en prie Sir. Faites donc, lui répond-il tout en refoulant tant bien que mal un début de fou-rire.

L'intéressé ne paraît cependant pas le moins du monde offusqué par le ton de mon ami. Il se contente de proposer sa main à Danaé et l'accompagne jusqu'à un petit promontoire spécialement installé pour l'occasion dans un recoin de la pièce et que je n'avais pas encore remarqué.

- Ma chère, si vous voulez bien me suivre.

Nous les regardons s'éloigner en pouffant le plus discrètement possible.

Danaé remplit à merveille le rôle de dame tandis que son escorte la conduit sur l'estrade et qu'il demande courtoisement de bien vouloir adopter telle ou telle pose afin de pouvoir prendre ses mesures. À la voir s'exécuter avec une aisance et une grâce toutes naturelles, on imagine sans peine qu'elle a dû faire cela toute sa vie.

Vient ensuite mon tour de passer entre les mains expertes de cet étrange personnage. Et une fois encore, une vague de nostalgie m'envahit lorsque je me retrouve les bras écartés, un mètre ruban s'agitant frénétiquement de gauche à droite pour calculer la distance de mes poignets à mes épaules, de mes épaules à l'extérieur de mes chevilles, de mes chevilles au creux de mes aisselles...

Je ferme les yeux un instant et je revois papa dans sa boutique quelques semaines avant de découvrir ma robe de Cérémonie. Je l'imagine reproduisant sensiblement les mêmes gestes autour de moi et me taquinant pour que je me tienne tranquille.

Je chasse ce souvenir de mon esprit et lorsque je réouvre enfin les yeux, le tailleur en a terminé avec moi. Je cède alors la place aux garçons qui se plient sans broncher aux exigences du professionnel.

Son intervention n'aura pas pris plus d'une heure et nous saluons aimablement Sir Tirel lorsqu'il prend congé. Sans surprise, il se retire après une révérence pompeuse qui nous arrache encore un petit rire nerveux.

Après son départ, nous nous précipitons tous à table. Cette première journée intense a visiblement développé notre appétit.

Pendant que nous terminons les entrées, nous regardons Marta faire quelques rapides allers et retours les bras chargés des plats de résistance et de magnifiques desserts qu'elle dépose avec fierté devant nous. Elle paraît ravie de nous voir faire honneur à sa cuisine et nous la remercions tout de même chaleureusement avant qu'elle ne s'éclipse par la porte communicante en direction des cuisines.

Le dîner s'est déroulé dans un silence quasi absolu et une fois repus, c'est à peine si nous échangeons quelques mots.

La pression de ces deux derniers jours retombant comme un soufflet.

J'ai senti toute l'énergie qui m'animait jusqu'à maintenant me quitter définitivement au moment précis où j'ai englouti mon dernier beignet à la confiture de pommes.

L'estomac plein, je n'aspire plus qu'à une chose... Rejoindre le lit douillet qui n'attend plus que moi à l'étage et c'est les paupières lourdes que je suis machinalement le reste de notre petit groupe vers les escaliers. Dans le couloir, nous nous souhaitons rapidement bonne nuit et j'entends les trois autres portes se claquer à la chaîne avant de refermer la mienne.

Sans trop savoir comment - ma conscience a totalement décrochée -, je me retrouve en chemise de nuit sous les draps et l'instant d'après je sombre dans un sommeil de plomb.

Dans mes rêves j'entends Eric qui chante à tue-tête. J'ouvre brusquement les yeux pour m'apercevoir qu'il fait déjà jour et que sa voix n'est absolument pas le fruit de mon imagination.

- Par tous les Dieux ! -

J'ai le vague souvenir que quelqu'un a soulevé la question du réveil hier soir au dîner, question à laquelle personne n'avait de réponse à apporter. Mais il semblerait qu'à présent nous soyons tous fixés.

Non seulement sa voix se rapproche inéluctablement, mais à elle vient s'ajouter des coups tambourinés à ma porte de chambre.

- Debout les Apprentis ! Vos professeurs vous attendent dans à peine plus d'une heure. Allez, allez !

Pour ne plus l'entendre, j'enfourne ma tête entre deux oreillers en souhaitant de toutes mes forces qu'il se taise.

- Faites qu'il s'en aille ! -

Comme je sais que mes prières ne seront pas entendues, je repousse mes couvertures après un effort surhumain et m'étire tout en posant les pieds par terre.

- Aïe !

Mon corps me fait payer par des courbatures bien méritées l'avant dernière nuit passée dans la voiture cahotante. J'attends que la douleur se dissipe et je m'attaque au déballage de mes affaires après avoir tiré les rideaux, ouvert les fenêtres et admiré la vue quelques instants, me délectant du chant des oiseaux et de l'air frais matinal sur mon visage.

Une fois que j'ai fait ma toilette et choisi une tenue qui me paraît appropriée pour un premier jour de classe, je refais rapidement mon lit et empile en culpabilisant "Espèces animales : Etude comportementale et champs d'action" et "Don de Perception - Manuel d'apprentissage".

Tout en dévalant les marches en direction des cuisines, je croise les doigts pour que le professeur ne m'en veuille pas de ne pas les avoir feuilletés avant son premier cours.

Le Don d'Ana - Tome I - L'Apprentie Élue (En cours de rédaction)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant