40. Nara la Belle

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Bras dessus bras dessous, nous enchaînâmes la visite avec le célèbre sanctuaire Kasuga aux innombrables lanternes de bronze et son jardin botanique, Man'yo. Nous y restâmes un moment, penchés sur les nénuphars du petit point d'eau qui ouvraient leurs étoiles roses. À fleur de la surface limpide, quelques carpes venaient effleurer l'air.

Cette tranquillité fut troublée par le vibreur de mon portable. Saleté de technologie ! Je penchai la tête sur l'écran de mon portable. C'était encore Kensei ; il me harcelait de messages depuis que j'avais quitté Osaka et Sven ne finissait plus de s'en agacer. Jamais il n'aurait pu imaginer qu'un dévoyé mécano puisse tenir un rôle de chaperon psychorigide à distance. Le beau métis se crispait et lançait des railleries à n'en plus finir. Il avait le jugement très rapide et trop facile.

« Tu te donnes beaucoup de mal pour quelqu'un qui n'en vaut pas la peine, déclara-t-il d'une voix forte.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Tu ne le changeras pas.

— Si, j'ai déjà commencé, objectai-je, sûre de moi.

Sven passa la main dans ses cheveux de jais, l'air désabusé :

— Personne ne change. Et surtout pas si facilement. Encore moins un Japonais !

— Incroyable ! Je n'avais jamais rencontré de métis raciste ! ironisai-je. Kensei fait des efforts. Il a évolué sur le plan du machisme, du dialogue...

Okay, consentit Sven en m'observant du coin de l'œil. Mais pour arriver à ce résultat, il a fallu en contrepartie que tu te transformes en Dora l'Exploratrice !

Je résistai d'une petite voix :

— Tu exagères... Ce n'est pas si court. Et s'il te plaît, ne le rends pas responsable de mes actes. J'en ai marre que tout le monde pense que je ne suis pas capable de prendre de décisions !

— Tu n'es pas passée à la cisaille de cheveux sans raison.

Je lui lançai un regard exaspéré et détournai la tête.

— Hier encore, insista Sven, tu m'as dit que quand tu partais travailler à Nintaï, tu avais l'impression de pénétrer dans une prison sans cellules.

— Tu mélanges tout. Kensei a une vie riche et variée, en dehors de celle de l'établissement.

— Bien sûr... Après tout, il ne fait qu'y passer un tiers de sa journée. Ouvre les yeux, Lucie. Il n'est pas le genre de personne qu'il te faut.

— J'apprécie grandement que tu te préoccupes de mon sort mais ce ne sont pas tes affaires.

— Tu vois les boucles d'oreilles que je t'ai offertes pour ton anniversaire ? Ton copain ne pourra jamais te payer un cadeau comme ça.

Choquée, je bouillai.

— De une, je n'en ai rien à cirer qu'il soit capable de me payer des choses. De deux ce-ne-sont-pas-tes-affaires !

Pour ne pas aller trop loin et malgré son écœurement, il changea de sujet en me tendant le sachet ouvert de konpeito :*

— J'aimerais te reparler de l'arrêt ayant trait à la création de la coutume internationale. Celui du 18 décembre 1951 relatif à l' « affaire des pêcheries », rendu par la Cour internationale de Justice, opposant le Royaume-Uni à la Norvège et au Danemark. Ça te dit quelque chose, non ?

Le temps que je me remette de la discussion, je grignotai une dizaine de bonbons.

— Merci de dévier la conversation. Mais que ce soit clair : je ne veux plus qu'on parle de Kensei.

Les lèvres du métis s'étirèrent en un demi-sourire. Il se pencha sur moi.

— Alors, ne t'en plains plus ».

Le dernier jour, nous prîmes un train local pour nous rendre sur le mont Ikoma et visiter plus particulièrement le temple Hôzan-ji, dédié à la joie. J'appréciais davantage la promenade au cœur de la forêt que le site sacré en lui-même.

Nous descendîmes par un chemin en pierre sur une pente raide montagneuse, le nez dans les fougères et les oreilles enflées par le silence et la fraîche odeur de verdure après la pluie. Le chemin débouchait sur un autre, plus étroit et passant entre d'anciennes habitations regroupées au milieu de la forêt épaisse. L'endroit était en paix, retiré de toute agitation urbaine et du panorama écrasant des immeubles, des jingles et des enseignes publicitaires. Le nouveau sentier était orné de cordes tressées autour des arbres et des rochers. Au loin, un bruit d'eau qui s'écoulait attira notre attention. Nous le suivîmes, gravîmes une bute, pour y découvrir un espace onirique.

L'écoulement vigoureux de l'eau provenait d'une petite cascade. Des autels shinto ancestraux, des statuettes rongées et des torii** envahis à la leur base par la mousse et la végétation, étaient encastrés dans une faille montagneuse. La nature sommeillait, hébergeant les insectes camouflés. Les rayons du soleil perçaient la voûte sombre des ramures des arbres, mettant en lumière toutes les nuances de la flore et de la verdure. Il flottait dans l'air une nouvelle odeur : celle entêtante de l'encens.

Qui donc avait pu construire, cinq siècles plus tôt, ces monuments aux morts au fin fond des bois ? Le clapotis de l'eau et les chants d'oiseaux proches rendaient les choses plus claires, plus simples. Cette atmosphère était ineffable, même pour la crème des poètes.

Plongée dans la contemplation du lieu, j'inspirai, expirai, inhalai cette pureté qui avait envahi mon corps de bien-être. Pour la première fois depuis que j'avais atterri sur le sol nippon, un sentiment de sérénité se matérialisa en moi. A l'ombre d'un grand cèdre, je m'assis sur une pierre, les pieds au contact de l'herbe spongieuse. Je laissai ma tête retomber sur mes genoux pliés et attendis que mon esprit se purge des derniers évènements.

Soudain, Sven tapota impatiemment mon épaule. Le temple Hôzan-ji se situait de l'autre côté de la cascade, bâti de bois et de rocailles au milieu du fond bleuâtre et verdâtre de la forêt et de la montagne.

*

Le retour à la réalité dans un univers aseptisé et peuplé de bitume et de câbles électriques fut brutal. Après m'avoir déposée en voiture, Sven prit le chemin de la bijouterie. Sa mère l'avait appelé, prétendument débordée de commandes suite à un « surcroît temporaire de l'activité habituelle » de la bijouterie. Un dimanche ? J'étais persuadée que Maeda mourrait d'impatience de revoir son fils.

Rentrée chez moi, je déballai mes sacs et rangeai mes affaires. Ce congé d'une semaine en compagnie de Sven avait été salutaire pour ma santé mentale. Malgré son obstination à dénigrer Kensei, il était un bon compagnon, avec ses défauts mais surtout ses innombrables qualités, tant humaines qu'organisationnelles. 

Au milieu des vapeurs d'eau de la douche, je sortis de la petite pièce étouffante, séchai vaguement mes cheveux avec une serviette et m'allongeai sur mon lit. Je basculai sur le côté, le regard fixe, les pieds battants le vide. Sven me faisait toujours incidemment réfléchir, tantôt questionnant un point sensible, tantôt proférant une pique bien placée. Sa rigueur de pensée pouvait s'apparenter à de l'étroitesse d'esprit. Mais quelques fois seulement ; la plupart du temps, son intelligence critique dénouait mes hésitations et mes atermoiements.

En dépit de la serviette, mes cheveux commençaient à tremper l'oreiller. Je me redressai, attrapai mon ordinateur portable et me connectai à Skype pour prendre des nouvelles de mes parents. Ils m'accordèrent quinze minutes et coupèrent la conversation. Excédée, je cherchai cette fois dans le répertoire de mon portable le numéro de Kensei. Puis je me ravisai : au regard des circonstances, il m'en voulait. Il était préférable, plutôt que de l'appeler à travers des ondes, d'effectuer une visite à l'improviste là où j'étais certaine de le trouver.

*Konpeito : Bonbons japonais, petites boules à piques en sucre coloré légèrement parfumé.

**Torii : Portail traditionnel japonais.

***Santoka Taneda, moine et poète japonais (1882-1940).

Merci de votre lecture ! ~

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Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant