57. La Tâche de naissance

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[Narration : Lucie]

[Shizue, le visage recouvert d'une épaisse couche de crème démaquillante, se tourna vers moi. « Comment tu peux savoir que tu es bien avec quelqu'un ? demanda-t-elle soudain. Comment ça se passe avec Kensei ? ».]

Quatre sujets de conversation revenaient inlassablement entre nous : la calligraphie, les cours, le fait qu'il lui soit inenvisageable de sortir sans maquillage et les amours. Je sortis de la douche, attachai mes cheveux et saisis le coton démaquillant que Shizue me tendait.

— Naturellement, disons. C'est un amour bio !

— Bio ? sourit Shizue en secouant la tête. Ne te moque pas de moi ! À votre niveau, c'est plutôt du radioactif !

Joli sens de l'humour.

— Dans la vie, tu ne peux pas tout planifier. Il y a des choses auxquelles tu n'échappes pas. Et parfois, ce n'est pas plus mal.

— Bon, d'accord. Mais Kensei et toi êtes si différents ! Comment te tu comportes avec lui ? insista-t-elle d'une voix éraillée.

— Eh bien... Normalement.

Shizue haussa les sourcils et les épaules en même temps. Elle attendait une vraie réponse et j'étais sur le point de la décevoir.

— Ce n'est pas si compliqué, repris-je avant qu'elle ne se retourne vers le miroir. Je ne triche pas, n'essaie pas de plaire.

— Tu es comme ça avec tout le monde.

— Pas avec mes précédents copains.

Shizue pencha la tête, m'incitant à poursuive. Sous l'éclairage cru de la salle de bain, son visage était plein de douceur. Elle avait trop bu et se tenait debout les pieds écartés pour maintenir son équilibre, calée contre le mur. Les yeux brillants et les joues roses, elle m'observait d'un air interrogateur.

— Avant, expliquai-je en passant mes pieds sur le tapis de bain, dès qu'ils avaient le dos tourné, je remettais du rouge à lèvres, un peu de parfum, me recoiffais sans arrêt, surveillais chacun de mes propos, le ton de ma voix, restais sage, me documentais sur tout ce qui pouvait les intéresser, même ce que je détestais. Mais je n'étais pas moi. Et quand tu te mens, ça ne tient pas.

Shizue s'exclama d'admiration.

— Tu es impressionnante, fit-elle, les yeux grands ouverts.

— Pas vraiment. J'essayais juste de prouver des choses qui n'avaient pas lieu d'être, alors que j'aurais pu sortir avec des personnes avec qui j'avais des choses en commun.

Shizue hocha la tête en passant la langue sur ses lèvres humides. J'échangeai avec elle un bref regard, le sien était toujours un peu perdu. Il régnait dans la pièce carrelée une forte odeur de maquillage de mauvaise qualité et de démaquillant.

— Je crois que quand tu aimes quelqu'un, ton seuil de tolérance fait un bond en avant. Tu acceptes que la personne soit mal peignée, ait de la nourriture coincée entre les dents, qu'un rot lui échappe... Tu acceptes même de nettoyer son vomi.

Shizue fronça les sourcils, écœurée. Puis elle avança la bouche d'un air circonspect.

— Tu as saisis ça toute seule ?

— J'ai surtout eu l'opportunité de sortir avec différents types de gars. Ça m'a progressivement permis de comprendre qui j'étais et avec qui je voulais être.

— Même avec un mec comme Kensei ?

Les mots lui avait échappé. Je ne m'en formalisai pas. L'expression de Shizue était très douce, aucunement critique.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant