26. Cris d'oiseaux

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[Narration : Kensei]

En pleine nuit, je m'éveillai, les yeux exorbités, la poitrine comprimée, l'estomac noué, les jambes paralysées.

Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable. Ces cinq mots pourrissaient mes nuits depuis de longs mois.

Je tâtai le sol à la recherche des pilules qui devaient se trouver à côté de l'oreiller. Qui devaient.

Mes doigts palpèrent le vide, je jurai. Lucie bougea. Mu par un sentiment d'urgence, je me jetai comme un fou sur elle et la serrai fort dans mes bras. Elle couina, ouvris un instant les paupières. Je desserrai mon emprise, conscient que son corps n'était qu'une allumette soumise à ma musculature éprouvée.

Lucie soupira, se blottit un peu plus contre moi et se rendormit en ronflant légèrement. Je relâchai encore la pression. L'étau dans mon ventre se ramollit progressivement et bientôt, je pus sentir le drap frotter mes mollets. Bien, je regagnai des sensations. Je maintins mes bras en position autour de Lucie.

Je ne pouvais pas me détacher d'elle. Le plus incroyable était que je le lui avais moi-même prédit lors de Tsukimi. À ce moment pourtant, je ne savais pas à quoi je m'avançais.

Lucie avait réussi à mettre le feu dans ma tête, dans mon cœur et à mon âme. Tout ça à la fois.

La vie était trop courte. Chaque fois, je me posais la même question : quand ? Quand est-ce que ce bonheur allait prendre fin ? À quel moment cette félicité se retrouverait reléguée au rang de mes souvenirs heureux, enfermée dans une case au fond de ma mémoire pleine de cambouis, de sang et de poussière ? Si je devenais vieux...

J'avais beau insister mais Lucie refusait d'aligner le peu de mots qui me rassureraient et qui éloigneraient de mon esprit le spectre des ombres noires, du rouge, du lent, du rapprochement et de l'inévitable.

Je t'aime. D'accord, c'était compliqué à dire... Pour un Japonais.

Brusquement, mon ventre se mit à convulser. Sans pouvoir respirer, je crus asphyxier.

Une violente vague nauséeuse me secoua. Je me levai et me précipitai aux toilettes. Quand l'air passa enfin de nouveau par mon nez, ma gorge desséchée se contracta en même temps que mon estomac. Cette bouffée signa la fin de ma nuit.

Mes genoux ankylosés ne pouvant me soutenir, la cuvette aspira ma tête.

*

[Narration : Lucie]

J'essayai avec diplomatie de faire partir Kensei de mon studio à dix-sept heures. Il avait les yeux larmoyants de sommeil et se disait engourdi. Pourtant, le classeur de droit comparé était grand ouvert sur mon bureau. Il m'appelait de toutes ses feuilles surlignées et gribouillées. Plusieurs heures de travail de révisions m'attendaient.

Kensei se refusa à m'obéir et bloqua la porte d'entrée avec le canapé. Ma porte d'entrée ! Mon canapé ! Il voulait rester dormir un soir de plus. Soit. Si cela pouvait l'empêcher de ruminer des stratagèmes visant à me faire prononcer la déclaration refoulée.

A présent, Kensei était assis en tailleurs sur le canapé, démontrant avec quel sérieux il entretenait son blocus. Son obstination signifiait une chose : j'avais acquis une position certaine dans son cœur. La place imminente que j'y prenais me fit jubiler: « Il a besoin de moi ».

A cette pensée, une onde d'enchantement m'inonda. Je respirai fort pour expulser tout l'air enrubanné de bonheur qu'il y avait dans mes poumons. L'oxygène sembla soudain si pur, si moelleux. Kensei haussa un sourcil étonné. Je lui souris et il me ramena contre lui.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant