45. Kirs à Volonté

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« Tu crois ? Kensei est ambitieux dans tout ce qu'il entreprend et il ne se laisse pas marcher dessus.

— Comme beaucoup de caïds.

Je haussai les épaules. Leandro ferma les yeux et recula dans sa chaise, un bras passé à l'arrière du dossier. Il se mit ensuite à jouer avec le pied de son verre en le faisant tourner entre ses doigts.

— Ce type n'obéit qu'à ses émotions, déclara-t-il. De ce que j'ai pu comprendre, il est excessif. Il ne sait pas les freiner et se fait submerger...

Je hochai la tête, sidérée par une analyse aussi juste, alors que Leandro n'avait aperçu qu'une seule fois Kensei, de loin et depuis, il n'avait eu l'occasion que d'écouter mes dires. Il poursuivit, ses yeux grands ouverts convaincus par ma mine approbatrice.

— Dans ces moments, Kensei devient irréfléchi et s'emporte d'un coup.

J'acquiesçai, muette.

— Si, à son goût, il ne parvient pas rapidement à ses fins, alors il cherche à user de violence, développa Leandro. Elle prend le pas sur les explications. Plus il y a d'opposition face à lui, plus ça l'excite.

Je repris la parole :

— Je sais comment conclure : tu veux dire qu'il est...

— Dangereux. Et...

— Destructeur...

— Pour son entourage.

— Pour lui aussi, le coupai-je en laissant retomber ma tête entre mes mains. Kensei m'inquiète parfois. Je n'ai pas peur de lui mais peur pour lui.

Leandro sembla vouloir intervenir. Toutefois, il se tu et je continuai :

— Nous passons notre temps à nous étriper et à nous réconcilier.

— C'est assez logique : vos caractères sont très marqués, vous n'avez pas grandi au sein de la même culture, vous n'êtes pas du même milieu social et vous n'avez pas atteint le fameux seuil des trois ans ! Vous cumulez les handicaps... Plus compliqué que vous deux, j'aurais du mal à trouver ! Mais les coups de foudre, ajouta Leandro l'œil brillant, ça ne trompe pas. Vous n'êtes qu'au début de votre relation. Pour des êtres comme vous, il faut laisser le temps au temps. Là, c'est mon expérience qui parle.

— Leandro, imagine deux vieux qui se chamaillent avant de s'étreindre aussitôt jusqu'à leurs quatre-vingt-dix ans !

— Vous arrêterez de vous prendre la tête d'ici-là. Ce type a fait de ton cœur un accordéon.

— Ou un boomerang.

— Ça ira, Lucie. Il a vraiment l'air de tenir à toi ».

Leandro était séducteur et peu scrupuleux mais en cet instant, je le trouvai plus adorable que jamais. Il passa à un autre sujet, le temps que je me détende. Il me narra sa propre mésaventure avec sa conquête de la soirée : trop de cils, trop de fond de teint, trop de gloss, trop de fard à paupière, trop de crayon, trop de blush, trop de laque, trop de manucure, trop d'apprêtement, trop de tout.

Leandro était homme à être prurit de désirs, de nouveauté. En quoi cela pouvait-il finalement être condamnable ? Les femmes qui lui tournaient autour tentaient de le séduire en essayant de mettre trop de chances de leur côté. Ces femmes-là oubliaient l'essentiel : elles-mêmes. Le « trop de trop » était surfait et superflu. Il le dégoûtait.

Mais étonnement, Leandro prit la défense de la conquête qu'il venait de délaisser.

« Elle parlait. Avec des mimiques insupportables mais elle parlait, de tout, de rien, glissa-t-il sur un ton bienveillant. Souvent dans ce pays, un mur sépare la communication entre les deux sexes. Pire, entre époux, trois mêmes mots sont répétés : bain, repas, dodo. Alors, quand cette fille m'a parlé de la grippe, j'ai trouvé ça très captivant.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant