[Narration : Lucie]
Cette aube ressemblait à celle des étés languides qui se traînent comme assommés sous une fin d'orage. Bien qu'ayant peu dormi, je jouissais de toute l'advertance et de la volonté nécessaires pour entamer la journée. J'en avais besoin.
Interpellée par l'impérieux désir de Leandro d'aller déguster des janjanmen, je m'engouffrai avec Yoshi et lui dans un dédale de ruelles étroites, situé sous la voie ferrée. Le temps était splendide et les rues bondées.
Au Japon, il n'existait pas une infraction répertoriée dans le crime, le délit ou la contravention qui ne soit d'abord systématiquement attribuée à un Coréen. Le quartier Ikuno, situé près de la station Tsuruhashi, représentait la Corée du Sud dans la ville d'Osaka. Il y résidait la plus grande concentration ethnique coréenne de tout le Japon.
Les Coréens avaient au Japon un passé trouble et complexe. Leurs connexions avec le Pays du Soleil-Levant remontaient à loin, mais c'était à partir de l'annexion de la Corée en 1910 qu'ils étaient venus pourvoir des emplois dans les travaux manuels, tels la construction et l'extraction du charbon. Par la suite, durant la Seconde Guerre mondiale, des millions de Coréens avaient été contraints de migrer au Japon en tant qu'esclaves, soldats et femmes de réconfort. Depuis, en dépit des rapatriements, beaucoup étaient restés sur place.
La carte maîtresse de la politique du gouvernement japonais avait consisté en l'assimilation des Coréens, les forçant à parler uniquement japonais, les encourageant à payer les impôts et à prendre des noms nippons. Pourtant, le Japon avait longtemps veillé à ce qu'ils ne soient jamais pleinement intégrés dans la société japonaise.
Dans le quartier Ikuno, presque tous les noms de boutiques étaient en japonais et les commerçants parlaient un parfait Kansai-ben, le dialecte de la région du Kansai. Pourtant, c'était le genre d'endroit où l'on pouvait voir un chat claudiquer sur trois pattes vers une poubelle ouverte et où certaines pratiques de conditionnement des aliments étaient discutables, avec du kimchi,* du poisson cru et de la viande exposés à l'air extérieur. A côté de cela, un traiteur présentait dans une vitrine parfaitement propre d'appétissants yakiniku,** tandis qu'à côté, une vielle femme marchandait à haute voix des tissus de hanbok*** aux couleurs vives.
« Leandro, qu'est-ce que tu penses d'un homme qui dit aimer sa copine à la folie mais qui refuse de lui parler ?
Leandro avait la bouche pleine de kimchi. Empruntant l'attitude de Maître Yoda, Yoshi le devança :
— D'abord, la jalousie ne vient pas de nulle part. Tu y es peut-être aussi pour quelque chose et si tu sais que c'est son tempérament, tu dois aussi y faire attention. Ensuite, en ce qui concerne la balafre, c'est un homme qui sait s'y prendre avec une fureteuse qui fouille dans son passé. Sans vouloir t'offenser, Lucie.
— Un homme ? le reprit Leandro. Moi, j'appelle ça un abruti. Le sourire spontané et le regard franc, il pointa le doigt en l'air et ajouta : Il fait savoir gérer ses nerfs face à un concurrent et pardonner l'indiscrétion de l'autre. La curiosité n'est que la conséquence du silence de celui qui cache quelque chose qu'il devrait assumer.
— Merci, Leandro, dis-je en lui donnant l'accolade.
— Par contre, si j'entends encore qu'il s'est comporté comme un goujat avec toi, c'est moi qui l'encastrerai dans le mur ».
*
Je déchargeai les photos prises l'après-midi dans mon ordinateur et m'interrogeai. Il est impossible de rester hostile envers quelqu'un que vous aimez véritablement pendant trop longtemps. Le contraire signifie que vous n'en êtes pas amoureux.
VOUS LISEZ
Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleu
Ficción GeneralLe filet autour du trafic de drogue à Nintaï se resserre. La tension monte et la loyauté entre les factions est mise à rude épreuve. Lucie se lance à corps perdu dans les abysses des relations torturées entre les étudiants et s'intéresse de près aux...