67. L'Ancien Bosozoku

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Kensei laissa tomber son chiffon et partit dans l'arrière-boutique à la recherche d'un rétroviseur adéquat pour la moto cylindrée qu'ils retapaient. Le Vieux tourna alors la tête vers moi et m'invita, d'un signe de la main, à m'asseoir sur le tabouret à côté de lui. J'obéis, comme s'il s'était agi d'un ordre. C'était la première fois que le garagiste me faisait cet honneur.

Je le regardai à la dérobée : son visage était barré de rides, même son nez n'avait pas été épargné par le temps. Les poils de sa courte barbe étaient uniformément gris mais ses yeux étaient encore vifs, bien que commençant à devenir vitreux. Le Vieux ouvrit la bouche, une voix rauque et grinçante en sortit :

« J'ai vaguement entendu parler de la bagarre du mois dernier. Le type qui tient le garage Kobayashi est un vieux copain.

Je hochai le menton.

— Vous savez ce qu'il s'est passé ?

— L'essentiel : Kensei m'a rapporté qu'il y avait eu des gars bien amochés : du sang partout, des dents fêlées, des trous dans la tête et dans les jambes. Se rentrer dedans à coups de bouteilles ou de barres, c'est pas normal. C'est un truc de gangs.

— Ça vous dit quelque chose, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que ça fait, de sortir avec une bande qui porte un logo sur leur blouson ?

— Tu parles des bosozoku ? fit-il en haussant un sourcil.

— Oui, par exemple.

Il soupira.

— T'en poses des questions, toi... Eh ben ça te fait perdre la boule parce que dans ta tête, faire partie de ce genre de gangs te donne le droit de déconner. Tu es protégé, invulnérable, parce que tu te fais entraîner avec les autres par des idées. De ton côté, t'as le sentiment de contribuer à quelque chose de plus grand que toi. Tu crois que tu construis un truc et souvent, ce n'est qu'une illusion. Quand tu t'en rends comptes, ça te détruit parce que tu n'as plus repères. Pour s'en remettre, il faut du temps et quelqu'un qui te soutienne.

— Vous êtes un bosozoku.

C'était une affirmation. Il me regarda droit dans les yeux.

— Non. Mais je l'ai été. Il y a longtemps.

Il caressa du pouce la carrosserie noire de la moto et pinça les lèvres férocement :

— Ce sont des crétins, les jeunes d'aujourd'hui... A mon époque, on se battait à la loyale, sans arme. On connaissait le respect de l'adversaire et nos limites. Maintenant, plus de bonjour, je te fous une batte de baseball dans la gueule sans préavis ! Wabisabi, Iki, Ninjô...* Ces valeurs se perdent chez eux.

La poitrine du Vieux se souleva et il toussa plusieurs fois pour débloquer sa respiration. Il poursuivit, la voix plus éraillée et semblant se parler à lui-même :

— Le respect qu'on m'a enseigné, j'essaie de l'inculquer à Kensei. Il s'en sort plutôt bien, je dois dire. Mais c'est pas en éduquant un seul loup qu'on dresse toute une meute.

Je ne pouvais être plus d'accord et me demandai pour quelle raison le Vieux me racontait tout ça. Le garagiste ne paraissait pas attendre de réponse de ma part. Il se contentait de me considérer gravement du coin de l'œil :

— Kensei a des boulons vissés et des écrous qui tournent bien dans la tête. C'est un bon gars. Ce sont les influences qui posent problème. Il marqua une nouvelle pause pour tousser et soupira : Les jeunes ne comprennent pas. Sans connections, c'est sûr qu'on a peu d'amis... Mais au moins, on a les bons.

— Vous savez que Kensei est un leader à Nintaï et qu'il appartient à la faction de...

— Un certain Takeo, oui, me devança-t-il. Il m'en a déjà parlé. Pourtant, ce n'est pas un sujet entre nous. Au garage, nous bossons.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant