I. Rose

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T.S.

Les rues étaient désertes, à cette heure avancée de la nuit. Des fumées s'échappaient des cheminées en brique, et les dernières lampes à huile se mouraient dans les ténèbres. Pourtant, au cœur de ce silence obscur, une silhouette avançait dans une grande avenue. Le clair de lune l'éclairait à peine. Le bruit de ses talons sur le pavé résonnait, déchirant à chaque pas le calme de la soirée.

C'était un homme assez grand, vêtu d'une longue veste en tweed, particulièrement élégante et coûteuse. Il portait un béret sombre et la chaîne d'une montre à gousset scintillait sur le tissu de son vêtement. Il fumait, comme à son habitude, une cigarette roulée qu'il venait tout juste d'allumer.

Ses pensées étaient aussi sombres que la nuit. Il n'arrivait plus à dormir depuis des lustres. Seul l'opium, parfois, l'aidait à se reposer un peu. À regagner un peu de paix. Ce n'était plus seulement la Guerre qui le tracassait. Il avait désormais d'autres problèmes, d'autres inquiétudes. D'autres tourments et quelques chagrins, aussi.

Grace était partie depuis quelques années. C'était entièrement et uniquement sa faute. Il était à l'origine de sa perte, de sa disparition, de son assassinat. Il n'avait jamais ouvert son cœur à une femme avant elle, jamais. Mais lorsqu'il l'avait rencontrée, tout avait changé. Ou du moins, lui avait changé. Il l'avait trouvée si belle, un vrai soleil dans l'horreur du monde. Et ils s'étaient aimés, tous les deux. Tellement.

Toutefois, depuis sa terrible erreur, avec l'un de ses nombreux ennemis, le monde avait basculé. Elle était partie, laissant derrière elle un homme qui ne voulait plus jamais tomber. Par amour. Il ne souriait plus du tout. Avant elle, cela avait pu lui arriver. Désormais, il était devenu un masque impénétrable, glacial et sans pitié.

Il ne voulait plus souffrir car en vérité, il avait essuyé beaucoup trop d'échecs, de douleurs. Il ne voulait plus de tout ça, même s'il aimait sincèrement sa vie, tout ce qu'il avait construit, son empire, son royaume. Ce dernier était pourtant la cause de tous ses malheurs, mais il ne voulait guère s'en détacher. Il ne savait vivre autrement, et les affaires allaient grand train. Il avait la main mise sur un bon nombre de villes britanniques, et son influence s'étendait jusqu'à certaines frontières. La France et les États-Unis connaissaient son nom. Et son gang, sa famille. Les Peaky Blinders.

Il jeta son mégot dans une flaque d'eau douteuse, puis se rendit dans l'un de ses pubs fétiches où, là, sans étonnement, il y avait du monde, du bruit et de la vie. Des effluves d'alcool et une désagréable odeur piquante de sueur vinrent lui fouetter les narines lorsqu'il passa la lourde porte des lieux qui lui appartenaient depuis plusieurs années. Aussitôt, à son arrivée, tous les hommes présents se tournèrent vers lui. Il était leur maître à tous. Leur roi.

On le salua à maintes reprises, mais il ne répondit que vaguement, l'esprit encore embrumé par les derniers évènements qu'il avait vécus auprès de sa famille et de ses acolytes de toujours. Il n'eut même pas besoin de demander quoi que ce fût pour qu'on lui servît son traditionnel verre de whisky dans le salon particulier, à l'arrière du pub enfumé et bruyant.

Il se laissa tomber sur le divan de cuir, moelleux à souhait, et son regard se posa sur un point invisible du mur, recouvert d'un tissu sombre et délicat. Il avait une paire d'yeux bleu translucide, un bleu hypnotisant et terriblement effrayant à la fois. Quand quelqu'un croisait ses prunelles, il lui était difficile de maintenir le contact tant il était déstabilisant et impressionnant. Son aura était extraordinaire et pour beaucoup de monde, il était un secret. Un mystère à lui tout seul.

Le chef de gang savoura sa première gorgée d'alcool, les paupières presque closes. Il ne saurait le dire pourquoi, mais la boisson forte l'apaisait, à certains moments, comme si elle lui ralentissait les battements de son cœur de glace, brisé en mille morceaux.

Il se reprit en entendant du bruit, de l'autre côté de la porte. Il n'y avait pas seulement les rires et les bavardages habituels. Il y avait autre chose. Mais, il le savait parfaitement, s'il les rejoignait, tous s'arrêteraient et il ne pourrait pas comprendre ce qui se tramait dans la salle principale du bar.

Alors, discrètement, il se leva du sofa et se glissa vers le panneau de bois, orné d'un petit carreau de verre sale. Il plissa les yeux et remarqua que tous les regards étaient tournés vers une seule et même direction. Il les suivit de sa paire de prunelles transparentes et vit de nouveaux arrivants. Un couple, d'après ce qu'il crut discerner. Un homme d'un certain âge, peut-être la soixantaine, portait des vêtements bien trop saillants pour un pub de quartier, et il tenait dans sa main droite une valise en cuir marron aux boutons d'or. De son autre main, il tenait le bras d'une femme. Le gangster n'arrivait pas à voir son visage. Elle lui tournait le dos. Cependant, il put distinguer un très élégant manteau pourpre en velours et un chapeau singulier, dont il n'avait jamais vu la forme auparavant. La tenue ne dévoilait rien de cette inconnue mais pour une raison inexplicable, il avait envie de découvrir son visage, savoir à quoi ressemblait cette bourgeoise qui devait avoir le même âge que celui qui l'accompagnait.

Son regard insistant, perçant, elle avait dû le sentir sur elle car, une poignée de secondes plus tard, elle se tourna vers lui, se sentant épiée, sans doute. Malgré la pénombre et les éclairages tamisés, leurs regards se croisèrent pour la première fois.

Il eut soudain l'impression d'avoir sauté du plus haut d'une falaise. Ce qu'il remarqua d'emblée, ce fut son doux visage. Il aurait pu le contempler des heures durant. Elle n'avait pas du tout soixante ans. Elle était bien plus jeune. Malgré lui, il ne put s'empêcher de faire la comparaison. Elle était encore plus belle que Grace. Elle devait avoir une trentaine d'années, ou un peu plus. Comme lui.

La magie disparut alors. Elle avait brisé leur contact visuel, avant même qu'il n'y songeât. Ce qui ne lui arrivait jamais parce qu'on ne cillait pas, devant lui. Et encore moins en détournant le regard. Mais elle, elle avait osé. Sans aucune crainte.

Il constata que sa cigarette s'était entièrement consumée. De la cendre jonchait le sol, à ses pieds, tout près du cuir parfaitement ciré de ses souliers onéreux. Il soupira, récupéra sa gavroche et finit par regagner la salle. À son retour, tout le monde le fixa durant quelques secondes mais il n'en avait cure. Ils avaient disparu.

- Qui était-ce ? demanda-t-il au barman d'une voix rauque et basse.

- Monsieur Lavoisier. Un français, d'après ce qu'il a dit.

Il hocha la tête. Une autre question le titillait. Avant même qu'il ne s'interrogeât sur la pertinence de la poser, ses lèvres et sa voix prirent le dessus et sa décision à sa place :

- Et qui l'accompagnait ?

Aussitôt, le visage buriné de son interlocuteur s'illumina. Il crut s'être affiché, mis à nu, mais lorsqu'il entendit sa réponse, il sut qu'il était hors de danger. De danger ?

- Oh... vous voulez parler de Rose ?

- J'imagine, articula-t-il avec le plus de détachement possible, veillant toutefois à ce que personne n'entendît leur discussion.

- C'est sa fille. Sa fille unique.

Il hocha une seconde fois la tête puis le salua, jugeant qu'il n'était pas utile de lui en demander davantage. Il se renseignerait, comme d'habitude. Ou plutôt, on l'informerait et il apprendrait alors qui étaient ces nouveaux venus.

Dans un dernier soupir, il réajusta sa veste et sortit du pub, sous les regards des curieux. Les portes se refermèrent sur lui, et les ténèbres de la nuit l'emportèrent avec elles.

Ashes | PEAKY BLINDERSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant