T.S.
La course allait bientôt commencer. Comme toujours, il était aux premières loges – ou plutôt, dans l'une des rares loges qui existaient. Il fumait une énième cigarette. Sa casquette, solidement vissée sur la tête, le protégeait des rayons aveuglants du soleil brûlant. C'était un après-midi particulièrement chaud, pour un mois d'octobre. Et c'était rare.
Les joueurs étaient en position. La tension montait de minute en minute. Le coup d'envoi n'allait pas tarder. C'était une question de secondes.
Son regard parcourut le terrain, puis s'attarda sur les espaces réservés aux spectateurs. Beaucoup de petits bourgeois étaient installés au premier rang. La plupart semblait fiers d'être là, privilégiés. Tous. Sauf un. Ou plutôt, une. C'était elle, Rose.
Ironiquement, elle était toute vêtue de pourpre. Du chapeau au manteau, et il la soupçonnait même de porter une paire de chaussures assorties. Elle était accompagnée de son père, élégamment habillé, comme la veille où il les avait « croisés ». Lavoisier semblait intéressé par les évènements, vu son regard. Mais c'était tout le contraire de sa fille, dont les yeux papillonnaient de gauche à droite, incapables de rester en place.
Il recula d'un pas. Il ne voulait pas qu'elle le vît. Il voulait que ce soit lui, qui la regardât en premier, et non l'inverse. Ladite Rose finit par se canaliser. Ses coups d'œil devinrent plus rares, et elle fit semblant d'observer les jockeys. Pour faire plaisir à son père.
Alors, il s'avança et se pencha sur la balustrade de sa loge. De là, il pouvait tout voir. De là, il pouvait tout embrasser d'un simple regard. Puis, il tourna ses prunelles claires dans sa direction.
La course avait commencé. Il demeurait vigilant et concentré, mais il savait que ses acolytes étaient présents et ne louperaient rien, absolument rien. Il pouvait compter sur eux.
Elle n'était pas si loin de lui, en vérité. Quelques dizaines de mètres le séparaient d'elle, tout au plus. Avec la lumière du soleil, il put enfin découvrir son visage. Étonnamment, elle ne portait aucun artifice. À part une paire de boucles d'oreilles et une couche de rouge à lèvres couleur rubis, elle était très naturelle. Cela semblait presque improbable, vu les modes que suivaient généralement les femmes et les tendances qu'avaient les bourgeoises à en faire toujours trop. Les traits de son minois étaient fins, très fins. Une plume aurait pu en faire tout autant. Elle était décidément très belle. Et pourtant, il en croisait des femmes – certaines, il faisait plus que les croiser. Dans un bureau ou une chambre neutre. Il avait ses besoins. Il se moquait de connaître leur nom ou toute autre information les concernant, d'ailleurs. Seul l'assouvissement comptait.
Il inspira une longue et lente bouffée de sa nouvelle cigarette. Son regard était toujours vissé sur cette femme. Une fleur parmi les banalités du monde. Elle illuminait les lieux sans même s'en rendre compte.
Par contre, lui s'en rendait compte. Tout comme un bon nombre d'hommes, qui se permettaient des œillades peu courtoises dans sa direction, et cet instinct malsain, ce désir clairement affiché au coin des lèvres ne lui plaisaient pas. Comment ça ?
Cela ne lui arrivait jamais. Chacun pouvait regarder qui il voulait, de la manière qui lui plaisait. Alors pourquoi cette soudaine réaction ? Il n'aimait pas vraiment ce qui se tramait à l'intérieur de lui car, malgré lui, et bien qu'il ne voulût l'admettre, il était en train de perdre. De perdre le contrôle de ses pensées. De lui-même.
Il termina sa cigarette et, alors qu'il l'observait toujours de son regard le plus profond, Rose tourna la tête. Comme si elle avait toujours su qu'il la scrutait. Comme si elle l'avait senti.
Le temps s'arrêta, durant une micro seconde. Elle cligna des yeux, sans doute éblouie par un rayon de soleil qui passait par là. Elle maintint leur échange et, à son grand étonnement, elle osa ce que jamais, jamais personne n'osait lui faire. Elle lui adressa un sourire.
Un sourire.
Ce n'était pas aguicheur ou séducteur. Il n'y avait même pas une pointe de défi. C'était profondément sincère. C'était un sourire... timide. Il ne sut comment réagir, alors, très simplement, il fit un petit signe de tête. Puis, elle se détourna de lui, se concentrant à nouveau sur la course. Il en resta soufflé. Personne n'avait jamais osé. Agir ainsi, avec lui. Avec... authenticité, tout simplement. Sans arrière pensée – il lisait à travers les gens qui tous, le craignaient. À part sa tante, peut-être. Et encore, il n'en était pas convaincu.
Après une dernière bouffée de cigarette, il jeta le mégot consumé et s'assit pour mieux se concentrer sur la course. Les affaires avant tout.
*
- Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? Ça te ferait du bien, Pol'.
Il ajusta sa cravate, face à un haut miroir à la monture dorée. Derrière lui, assise dans un sofa onéreux, sa tante se noyait dans un énième verre de bourbon, une cigarette fine et longue coincée entre ses lèvres sèches. Elle vieillissait. Ou plutôt, elle s'abîmait. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Avec le retour de son fils, elle avait cru pouvoir remonter la pente, trouver un nouveau sens à sa vie mais depuis qu'il avait rejoint leurs rangs, tous ses espoirs étaient partis en fumée. En montagnes de cendres, comme l'attestait l'état de son bureau de trésorière, de moins en moins entretenu.
Elle souffrait tellement. Elle était au bord du gouffre, parce qu'elle était déchirée entre l'amour qu'elle éprouvait pour sa famille et la haine que lui inspiraient toutes leurs missions. Elle n'aurait voulu que le premier, mais il était indissociable de la deuxième. Elle ne pouvait choisir ou alors, si elle osait faire le pas, elle perdrait tout. Absolument tout. Y compris son fils, et les autres.
- Pourquoi dois-tu y aller ? lui demanda-t-elle simplement, le regard beaucoup trop vitreux pour un début de soirée.
Il ne répondit pas. Elle soupira longuement et but une gorgée d'alcool à même la bouteille. Il lui adressa un coup d'œil sévère.
- Il faut te soigner, Polly.
Elle laissa échapper un rire jaune. La lueur des flammes dans la cheminée rendit ses prunelles sombres encore un peu plus folles.
- Me soigner ? Et toi, alors ? Tu en as autant besoin que moi.
Il se pinça les lèvres, mais ne rajouta rien. Que pouvait-il lui dire, de toute manière ? Elle était dans le déni total. Il enfila sa longue et belle veste de soirée, sans lâcher sa tante des yeux. Elle avait les joues creusées, le teint livide et ses cernes étaient plus noirs que jamais. Depuis quelques semaines, elle ne faisait même plus le moindre effort pour soigner son apparence. Sa chevelure était un véritable champ de bataille et les haillons qu'elle portait faisaient presque honte à leur gang.
Pourtant, il ne lui fit aucun reproche. Ce n'était pas le moment, et il n'avait pas le temps. Sa voiture l'attendait.
Il lui souhaita une belle soirée et sortit pour gagner l'obscurité de la nuit. Il monta dans son véhicule et se mit en route pour une nouvelle aventure. La soirée du Conseil.
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Ashes | PEAKY BLINDERS
RomanceLondres, 1929. Laissant un sombre et douloureux passé derrière elle, Rose Lavoisier vient s'installer au cœur de la capitale britannique aux côtés de son père. Elle trouve un emploi de vendeuse dans la prestigieuse et célèbre boutique de John Moray...