IV. Les Regards

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R.L.

Rose, trop intimidée par cet homme mystérieux dont elle ignorait même le nom, se contenta d'avancer dans la grande salle, en direction de la table où l'attendait son père. Elle n'arrivait pas à marcher normalement, déjà en raison de ses escarpins trop pointus et trop hauts. Puis, elle ne pouvait se mentir, la présence de cet être magnétique à sa droite la déstabilisait beaucoup trop. En vérité, Rose s'en voulait d'éprouver ces émotions contradictoires.

Depuis qu'il avait tout brisé, tout, elle était une véritable toupie. Elle ne voulait pourtant pas être ainsi, être comme toutes ces femmes qui se jetaient sur le premier venu ou qui succombaient à cet homme au premier regard. Rose en était persuadée. Il les séduisait tous. D'un simple coup d'œil. Ses prunelles étaient quasi irréelles tant leur couleur était hypnotisante. Lui, tout entier, était hypnotisant. De sa voix à son visage, de sa démarche à son regard, de son odeur musquée à sa délicieuse manière d'allumer sa cigarette. Il embrasait le monde.

- Au revoir, Lavoisier.

Sa voix rauque la fit revenir à elle. Ils étaient arrivés à la table de son père, et le ténébreux inconnu les saluait. Il s'en allait, donc. Son père lui serra la main, un sourire sincère affiché sur son visage légèrement ridé.

- Vous savez où me trouver, dit ce dernier.

Son interlocuteur hocha la tête, enfila sa casquette qui ne semblait jamais le quitter puis se tourna vers elle.

- Rose.

Un bref signe de la tête et il disparut dans la foule. Elle n'avait même pas réagi et entendit encore moins ce qu'était en train de lui dire son père. Le parfum musqué l'enveloppait encore tout entière.

T.S.

Thomas retira ses vêtements, au sein de sa chambre plongée dans l'obscurité. Il était rentré chez lui immédiatement après sa sortie de la soirée du Conseil. Il était monté dans sa voiture sans adresser la parole à ses hommes, qui étaient plutôt éméchés. Il les avait déposés chez eux puis avait foncé tout droit, sans le moindre détour.

Thomas mit un peu d'eau sur son visage fatigué et s'observa dans un petit miroir circulaire, accroché juste au-dessus de la vasque de marbre. Un peu de froid sur sa peau lui fit du bien, lui permit d'y voir plus clair. Les affaires allaient vraiment bien. Il était confiant et la perspective d'une nouvelle alliance, notamment un pas de plus vers la légalité, ne pouvait que le satisfaire.

Il se glissa dans son immense lit, parfaitement fait par l'une de ses domestiques. Les draps sentaient bon. Cela l'apaisa. Il commença à ouvrir le tiroir de sa table de chevet, mais se ravisa. Pour la première fois, il ne ressentait pas le besoin d'en prendre. De l'opium. D'habitude, il ne pouvait dormir sans. Sauf ce soir-là. Il se sentait étrangement bien. Il ne saurait expliquer pourquoi. Ou plutôt, il préférait ne pas s'avouer les véritables raisons de son accalmie.

Thomas soupira et se cala tout contre son oreiller. La fatigue commençait à le gagner. Ses membres s'engourdissaient, ses pensées pour le gang s'emmêlaient et il se sentait partir. Mais, juste avant qu'il ne sombrât profondément dans le sommeil, quelque chose apparut devant ses yeux, surgissant des ténèbres. Un visage. Aux lèvres rouges. Et aux yeux en amande.

*

Tel qu'il l'avait décidé la semaine précédente, Thomas se rendit à la banque. Sa tante n'en revenait toujours pas et encore moins ses acolytes de toujours. Ils s'étaient demandés s'il n'était pas devenu fou. Son idée encourait un grand nombre de risques. Il en était tout à fait conscient mais il était perspicace, intelligent et fin négociateur. Il n'y avait pas de problème, il en était intimement convaincu.

Les hautes et lourdes portes de l'établissement l'accueillirent. On lui ouvrit après que ses papiers eussent été vérifiés. Le marbre au sol faisait résonner chacun de ses pas. Les lieux étaient immenses, tout étincelait et un calme presque dérangeant habitait la pièce maîtresse dans laquelle il venait de mettre les pieds.

Très rapidement, il reconnut Lavoisier derrière l'un des nombreux comptoirs. Ce dernier paraissait très concentré, absorbé par la tâche qu'il était en train d'effectuer. Le chef de gang se racla la gorge. Aussitôt, le banquier leva la tête et une expression bienveillante anima ses traits sérieux.

- Bonjour, monsieur. Que me vaut un tel plaisir ?

- J'ai à vous parler.

Sa requête fut immédiatement comprise car Lavoisier l'invita à le suivre dans l'un des bureaux privés de la banque. Lavoisier ferma la porte derrière eux. Les affaires pouvaient commencer.

*

Thomas sortit de cet entretien revigoré. Les quelques doutes qu'il avait pu avoir s'étaient envolés. À présent, il savait comment procéder et il lui fallait de toute urgence parler à sa tante mais avant, il estima que s'offrir un verre était une récompense bien méritée pour célébrer ce nouvel accord.

Lavoisier était prêt à gérer les comptes qui concernaient les échanges légaux qu'ils entreprenaient. Bien sûr, le français n'était pas au courant de tout le reste. Il n'en avait jamais parlé. Néanmoins, Thomas savait que son nouveau partenaire était malin et bien qu'il ne lui eût rien dévoilé, il était quasiment sûr qu'il avait compris qu'il gérait d'autres affaires.

Le pas vif, il passa devant sa voiture mais n'y monta pas, ayant en tête l'envie de se désaltérer avant de repartir. Il en avait besoin et pour cette fois, il n'avait pas envie de se justifier. Il avait envie d'un verre, point. Les choses étaient aussi simples que cela.

À l'angle d'une rue, Thomas vit sur sa droite se dresser un pub plutôt bien fréquenté. Il marcha dans sa direction mais avant d'atteindre sa destination, il fut coupé dans son élan. Une charmante et immense boutique de vêtements se trouvait à sa gauche. Tout était décoré avec goût et précision. Des portes jusqu'à l'enseigne, des étals aux échantillons proposés l'extérieur jusqu'à... la vitrine.

Ses chaussures en cuir butèrent contre le pavé. Derrière la vitre nettoyée à la perfection, elle s'affairait à habiller un mannequin en bois clair. Il observa ses gestes, tous très maîtrisés, et méticuleux – voire doux. Ses mains aux doigts fins froissaient à peine le tissu soyeux, telle une caresse et il se surprit à se demander ce qu'il éprouverait si elle posait ses mains sur sa peau nue. Un frisson le parcourut et, comme lors de leur premier échange, elle sentit le poids de son regard sur elle. Alors, elle se tourna.

Thomas ne pouvait le démentir, Rose était radieuse. Son visage lui semblait encore plus fin, ce jour-là, car elle avait ramené tous ses cheveux sombres au sommet de son crâne, en un chignon très serré. Seule une mèche rebelle et ondulée venait lui barrer la vue. Quand elle le reconnut, sa bouche s'ouvrit légèrement. Elle était surprise. Il se décida de lui répondre, à ce qu'elle avait osé faire durant la course de chevaux. Il lui adressa un sourire. Un vrai sourire. Avec un regard perçant, pénétrant qui lui fit monter le rouge aux joues. Embarrassée, elle se détourna de lui pour se remettre au travail. Mais lui ne cessa pas de sourire. Il était satisfait. Reprenant son chemin, il alluma une cigarette, laissant derrière lui un nuage de fumée blanche.

Ashes | PEAKY BLINDERSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant