Chapitre V-26

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L'attaque ne s'était pas faite sans bruit, mais notre assaillant était tombé sans avoir le temps de hurler. Nous-mêmes avions contenu des cris pourtant bien légitimes. Des cris de peur, des cris de colère, des cris d'effort. Mais non, notre cerveau semblait avoir assimilé les contraintes auxquelles nous étions soumis. Il en résultait que pour l'instant nous ne constations pas d'effet domino. Ainsi, je me trouvais satisfait de ne pas voir une émeute mortelle se former devant nous. Pourtant cela aurait été le moment le plus indiqué pour une telle manifestation, car nous pouvions encore faire demi-tour et nous barricader. Qui pouvait dire si ce serait le cas pendant longtemps ?

Au centre de notre trio, je dédiai un instant pour offrir une tape sur l'épaule accompagnée d'un regard gratifiant, bien que très sérieux, à chacun de mes frères d'armes. Les deux me furent rendus sur la même tonalité. Nous allions au feu, n'ayant d'autre choix que d'être prêts à sacrifier nos vies, et cela me permettait d'expérimenter une sensation de fusion fraternelle et guerrière qui m'était jusqu'alors inconnue. J'y trouvais la source d'un courage que je ne me connaissais pas. Notamment celui de continuer sur la voie dans laquelle nous nous étions engagés, plutôt que de faire demi-tour en niant toute conséquence.

Il était temps de poursuivre notre mission. Sylvain prit à nouveau l'initiative de fouiller le corps à nos pieds avant de repartir. Je ne remarquai réellement qu'à ce moment que la tenue qui l'habillait était celle d'un civil, classique et maculée de sang. Max et moi observions avec intérêt ce qu'il pouvait y trouver. Il attira notre attention sur l'holster vide à la ceinture. Nouvelle déception à ce sujet. Mais dans un tel endroit, je ne pouvais pas croire que nous ne finirions pas par mettre la main sur quelque chose d'un peu efficace. Il sortit seulement une petite torche électrique d'une des poches du jean. C'était mieux que rien. Surtout que nos lampes me donnaient l'impression d'éclairer de moins en moins. Ce nouvel objet nous permettrait peut-être de compenser en attendant d'avoir rallumé la lumière dans la base.

Ainsi nous nous sommes remis en marche. Pour l'instant, nous progressions en formation triangulaire. Avec cette spécificité que la pointe se situait à l'arrière. Sylvain et moi devant. Max, lui, nous suivait. Nous avions choisi cette configuration en amont, et cela pour plusieurs raisons stratégiques. Mais maintenant que nous arpentions ces lieux maudits, je me rendais compte qu'être deux à l'avant correspondait avant tout à une simple nécessité psychologique.

Les portes arrière du réfectoire se trouvaient sur notre gauche. En les voyant, je me rendis compte qu'elles n'avaient pas de poignée. Je ne pouvais donc rien faire pour les verrouiller. Dommage, j'avais du fil de fer dans ma poche que j'aurais aimé employer à cet endroit. Je ne pus pas m'empêcher de me demander comment bloquer de telles portes battantes. Mais sans un meuble aux dimensions adaptées, je ne voyais pas. En tout cas, rien ne me semblait possible avec ce que j'avais sur moi. Nous les avons donc dépassées avec la plus grande vigilance.

Nous continuions d'avancer précautionneusement quand une tache sur le sol attira mon regard. J'y reconnus tout de suite la trace d'une flaque de sang séchée. Son envergure laissait imaginer sans peine le volume impressionnant de fluide qui s'était répandu là plus tôt. Je ne connaissais pas de tête la quantité moyenne de sang que notre corps contenait, mais à voir cela je me souvenais qu'il y en avait beaucoup. La texture collante et la couleur noire m'indiquaient que l'eau contenue dans ce liquide vital s'était évaporée. Ça avait donc dû se produire il y a un certain temps. Mais alors que nous l'évitions, je remarquai que des marques étranges l'étiraient anormalement dans la direction que nous suivions. Cela me faisait penser aux coups d'un énorme pinceau guidé par la main d'un peintre abstrait. Ce n'est qu'en suivant du regard la progression de l'œuvre que j'ai pu comprendre ce dont il s'agissait. De nouvelles taches apparaissaient un peu plus loin, détachées de la souillure principale. Leurs formes étaient nettes et dessinaient parfaitement un schéma reconnaissable entre tous. L'agencement géométrique caractéristique des crampons ne laissait aucun doute, il s'agissait à l'évidence de semelles de chaussure. Les empreintes tamponnées sur le sol constituaient autant d'indices d'un chemin chaotique. Je me trouvais ainsi capable de reconstituer la scène qui pouvait être à l'origine d'un tel tableau, de façon hypothétique bien sûr. Une violente attaque avait dû se produire ici. Une blessure mortelle avait été infligée. Le genre de blessure qui pouvait engendrer une hémorragie conséquente. Sans doute une veine ou une artère principale. Si j'avais dû choisir, j'aurais dit au niveau de la gorge. La jugulaire ou la carotide par exemple. On pouvait également penser à la fémorale, mais ça n'était pas mon premier choix. La victime s'était retrouvée saignée, peut-être même était-elle encore en vie à ce moment-là. Et puis, après un trépas entamé, le corps avait recommencé à bouger. Il s'était d'abord traîné sur les genoux, laissant les traits que j'avais constatés, avant de retrouver une bipédie primitive. Contrainte par sa nouvelle nature, la chose se déplaçait avec difficulté. Elle zigzaguait. Soit par handicap, soit parce qu'elle était poussée par un nouvel instinct dont les mécanismes m'étaient étrangers.

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