Chapitre X-46

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Quelques minutes furent nécessaires pour se rendre compte que nous étions prêts à continuer. En réalité, je ne me sentais pas tout à fait prêt. Et si l'on m'avait demandé mon avis, j'aurais dit qu'aucun de nous ne l'était. Mais il fallait se rendre à l'évidence, nous n'avions plus grand-chose à attendre du temps qui passait. Bon gré, mal gré, nous devions en mettre un dernier coup. Nous avions toutes les cartes en main pour ce faire. Et même si je dois admettre que j'aurais préféré en avoir quelques-unes en plus dans notre jeu, les conditions étaient réunies pour l'action plus que pour la réflexion. C'est ainsi que nous avons quitté cette maudite pièce, donnant elle-même sur une pièce maudite. La course vers l'ascenseur fut rapide. La fermeture des portes intervint avant que nous ayons pu entendre le moindre couinement de rat. Et cette fois-ci, je ne pris pas la peine de m'asseoir sur ce sol que je ne connaissais que trop bien. Non, j'étais debout, attendant anxieusement le moment de monter sur le ring. Des rings, des tatamis, j'en avais déjà vu. Et tous m'avaient fait peur avant d'y mettre les pieds. Mais aucun autant que celui-ci. Car j'allais y jouer ma vie, et d'autres s'y joueraient aussi. Et l'une d'elles, en particulier, valait plus que la mienne.

L'ascension était longue. Je serrais sa main avec force. Nous aurions pu prier, mais je n'en avais ni l'habitude ni le courage. Car mon courage, je tentais de le mobiliser tout entier pour les dernières actions qu'il nous restait à accomplir. Les niveaux défilaient comme à chaque fois sur leur petit écran. Les lignes colorées sur le béton, visibles à travers la vitre, en faisaient tout autant. Tellement lentement. Lors du dernier trajet, mon petit somme m'avait épargné une partie de l'inconfort psychologique lié à cette cabine. Cette fois j'allais en profiter jusqu'au bout. Avec les militaires c'est toujours la même chose, soit c'est lent et solide, soit c'est rapide et fragile. Écœuré par la lourdeur du silence concentré que nous partagions, j'ai commencé par parler à Léa.

— Je t'aime, ça va aller, on va y arriver. Dans quelques minutes on est dehors.

Elle n'a dit que je t'aime et m'a serré aussi fort qu'elle le pouvait. Elle pleurait presque, ce qui me laissait présager un destin auquel je me refusais de l'abandonner. Soumis aux impératifs de réussite, j'ai enchaîné avec les aspects tactiques. Tous m'écoutèrent avec une certaine gratitude, celle de détourner leur attention des projections sordides dont leurs esprits étaient victimes.

— La commande d'urgence est là. Tom, tu appuies dessus dès que l'ascenseur a cessé de bouger. Max, une fois que j'ai ouvert la trappe, tu me fais la courte échelle et ensuite tu m'envoies le fusil. Je monte et je vous donne un signal de départ si la voie est libre. Vu ce qu'on sait, je pense que la première place sera la plus dangereuse. C'est le premier qui aura le plus de chance de tomber sur les rats et surtout c'est lui qui devra affronter ce qui pourrait nous attendre en bas. Je me propose de prendre cette place. Si quelqu'un d'autre la veut, je ne m'y oppose pas, vous l'imaginez.

Personne ne broncha.

— Très bien. Je pense que la coutume veut que nous mettions les filles au milieu pour les protéger. C'est en tout cas ce que je veux faire. Il vaut sans doute mieux qu'il y ait un garçon en deuxième, pour me pousser si je me fais mordre par une de ces saloperies et pour gérer à l'arrivée. J'imagine que dans un conduit étroit, on sera incapables de se retourner si on se transforme. Alors quoiqu'il arrive on avance le plus vite possible et on pousse celui qui est devant si besoin. De toute façon on n'a pas le choix, tout ce à quoi on doit penser c'est de tourner à droite à la quatrième intersection. Il faut qu'on sache tout de suite dans quel ordre vous allez ramper, pour ne pas perdre une seconde.

Les regards étaient perplexes. Je ne doutais pas que chacun essayait de déterminer quelle place serait la plus avantageuse.

— Écoutez, on va tous y arriver, affirmai-je. Alors pour savoir qui va où dans la file, je vous propose un chifoumi. Un entre vous les filles, et un autre entre Max et Tom. Celui qui bat l'autre passe devant. Mais rappelez-vous qu'il ne s'agit pas de perdre ou de gagner, juste de s'organiser pour être le plus efficace possible.

Je voyais bien qu'ils doutaient de la véracité de mes propos, qu'ils craignaient réellement de perdre quelque chose. Mais, incapables de proposer une alternative, ils se résignèrent à accepter ma proposition. Leurs mains tremblantes se cachèrent dans un premier temps, avant de former les symboles attendus. Les observer jouer à ce jeu odieusement ridicule dans cette situation me fit regretter d'avoir choisi ce moyen. Au moins, le verdict tomba rapidement. Max me suivrait, Tom fermerait la marche et Lola passerait avant Léa. Tout ce que j'espérais, c'est qu'elle serait protégée par sa position. À mon sens, Lola avait obtenu la meilleure place. Néanmoins, la différence me semblait minime, même si je regrettais que ma belle ne soit pas plus proche de moi. De plus, nous dépendions de tellement de variables que rien ne pouvait être véritablement prédit à l'avance. Encore une fois, seule la chance nous permettrait d'atteindre notre but. C'était en tout cas mon point de vue.

— Bon, plus que cinq niveaux et on y est, repris-je. Il va être temps de laisser notre cerveau aux vestiaires et de foncer comme on ne l'a encore jamais fait. Plus de peur, plus de douleur, juste un but à atteindre ! Nous voulons survivre, nous allons survivre ! Montrons à l'univers tout entier ce que l'Homme peut accomplir quand on le pousse dans ces derniers retranchements, quand on le met au pied du mur ! J'ai confiance en vous, j'ai confiance en nous ! Nous sommes fiers, nous sommes forts, nous avons vaincu jusqu'ici et nous allons vaincre encore ! Tous pour un et un pour tous !

J'avais commencé cette phrase avec l'idée de les motiver, sans savoir ce que j'allais pouvoir dire. À les entendre répéter mes derniers mots avec une puissante conviction, le résultat me paraissait satisfaisant. Merci Alexandre Dumas pour l'inspiration, certaines phrases cristallisent facilement l'énergie, notamment du fait qu'on les connaisse déjà. Nous avons poussé un cri sourd et intense qui nous venait des tripes, tout en en modérant le volume, histoire de ne pas trop prévenir de notre arrivée. Tous en cercle, telle une équipe de sportifs avant un match décisif, nous nous frappions dans le dos pour stimuler la montée d'adrénaline. J'ai senti que j'avais encore le temps pour un dernier geste. Je me suis tourné vers Léa et ai attrapé son visage avec vigueur, une main entourant chaque côté de son cou et de son menton. Et j'ai collé mes lèvres sur les siennes, presque violemment. Elle m'a rendu la force de mon baiser, en me faisant sentir qu'elle aurait voulu que nos deux corps fusionnent surnaturellement, pour ne plus former qu'un seul être parfait. Malheureusement, malgré les forces mystiques en présence ici-bas, cela ne semblait pas être possible. Pressentant l'urgence, je mis fin à ce qui devait être notre dernier baiser en ce monde.

ACCROCHE-TOI À MOIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant