Clémentine coinça le téléphone entre son oreille et son épaule et porta son verre d'eau et son assiette jusqu'au salon. A deux-cent cinquante kilomètres de là, dans le centre de Toulouse, sa fille de vingt-six ans causait sans interruption depuis la salle de pause du cabinet de radiologie où elle travaillait en qualité de secrétaire médicale.
— Ma chérie, je vais devoir te laisser, interrompit Clémentine au bout d'un moment, je n'ai pas encore mangé et je dois retourner bosser bientôt !
— OK, on se rappelle ce week-end ! Encore joyeux anniversaire, maman ! lança Garance avant de raccrocher.
Un coup d'œil à sa montre confirma à Clémentine qu'elle était réellement en retard. L'avantage d'être sa propre patronne ne l'affranchissait pas de certains engagements, et cet après-midi-là débutait par un rendez-vous de coaching personnalisé pour un potentiel nouveau client qui n'avait pas encore souscrit à un abonnement mensuel et venait pour un cours d'essai ; elle ne pouvait pas se permettre de ne pas être à l'heure.
Elle avala en quelques bouchées une part de tarte au thon faite maison – reste de son dîner de la veille – et abandonna son assiette et ses couverts dans l'évier en inox de la cuisine. Puis, elle attrapa ses clés, son téléphone, claqua la porte derrière elle et descendit en trottinant les cinq étages de son immeuble, ignorant l'ascenseur comme à son habitude. Une fois dehors, elle ne ralentit pas l'allure et se dirigea presque en courant vers sa salle, située en plein centre-ville de Montpellier à quelques encablures de chez elle seulement.
Depuis sept ans bientôt, Clémentine était gérante d'une salle de fitness d'un genre particulier, dont elle pouvait se targuer d'être à l'origine. L'originalité du lieu tenait à la cible à laquelle il s'adressait : les personnes porteuses d'un handicap moteur. Aucune autre salle de sport n'était en mesure de les accueillir correctement. Chez Clémentine, tout était adapté. Les espaces étaient larges pour permettre aux fauteuils de circuler, jusque dans les vestiaires, et les coachs qu'elle embauchait suivaient tous une formation spéciale pour être en mesure de répondre aux besoins spécifiques de chaque adhérent. Elle travaillait en étroite collaboration avec les kinés du coin et même parfois avec le service de rééducation des hôpitaux et cliniques de la ville. Malgré cette spécificité, la salle était ouverte à tous, et elle avait réussi à se constituer aussi une clientèle fidèle de jeunes urbains habitant dans le quartier.
— Ton rendez-vous est arrivé, je lui ai fait faire le tour de la salle, maintenant il se change dans les vestiaires ! indiqua Marina lorsque Clémentine arriva.
La jeune hôtesse à l'accueil, qui avait rejoint la petite équipe trois mois auparavant seulement et secondait Clémentine, était un très bon élément qui satisfaisait pleinement sa patronne. Tous les clients louaient son dynamisme et sa bonne humeur.
— Merci, tu es un amour !
Clémentine fila de l'autre côté de la porte marquée « Privé » derrière le comptoir et réapparut quelques instants plus tard, vêtue d'un débardeur vert et jaune griffé au nom de l'enseigne. Elle se dirigea ensuite vers le vestiaire des hommes tout en ramenant en arrière sa longue chevelure brune, prête à attaquer son après-midi avec ce qu'elle aimait le plus dans son métier : aider ses clients à atteindre leur objectif, que ce soit entretenir leur forme, perdre du poids ou se réapproprier leur corps endommagé à la suite d'un accident ou une maladie.Deux heures plus tard, son client ravi de sa première séance avait signé, et Clémentine remplaçait Marina à l'accueil. Le nez rivé sur l'écran de l'ordinateur, elle suivait avec attention le nombre d'abonnés du mois, en progression de neuf pour cent en comparaison avec l'année précédente. Victor sera content, songea-t-elle. La sonnerie du téléphone l'interrompit, elle décrocha machinalement.
— BodyAccess, bonjour !
— Joyeux anniversaire, ma belle !
Clémentine reconnut sans hésitation la voix de Sophie – sa plus proche amie – et ne put s'empêcher de rire.
— Merci ! Heureusement que c'est moi qui ai décroché !
— Ah ! J'ai appelé il y a une heure et suis tombée sur la nouvelle, c'est elle qui m'a conseillé de rappeler maintenant, elle m'a assurée qu'à cette heure tu serais occupée à analyser la fréquentation de la journée ou je ne sais quoi.
— Mince, je ne savais pas que j'étais si prévisible, elle m'a bien cernée !
— Je ne vais pas te déranger longtemps, j'ai un trou là mais j'ai une cliente qui ne va pas tarder à arriver. Tu payes ton coup ce soir ?
— Euh... non, pas ce soir.
— Allez ! Tu ne vas pas faire encore ta rabat-joie ! s'enflamma Sophie. Quarante-huit ans, ça se fête ! Ne me refait pas le coup de l'année dernière : « je suis fatiguée », « y a rien à fêter », « bla bla bla » !
— C'est bon ? Tu as fini ? J'ai dit pas ce soir, pas que je ne le fêterai pas du tout ! se défendit Clémentine, amusée.
— Oh. Laisse-moi deviner. Victor est en ville ?
Clémentine leva les yeux au ciel, bien que Sophie ne puisse pas la voir.
— Oui, concéda-t-elle.
— Est-ce qu'au moins il va t'inviter au restaurant, pour une fois ?
— Non, il dîne avec des clients, il me rejoindra après sa soirée.
— Classe. Je parie qu'il ne sait même pas que c'est ton anniversaire, je me trompe ?
— J'en sais rien, je m'en fiche.
— Tu es une grande fille, tu fais ce que tu veux. Mais tu sais ce que je pense, tu mérites mieux que lui !
Clémentine raccrocha en pensant à son associé.
Elle avait rencontré Victor lorsqu'elle cherchait par tous les moyens de l'argent pour réaliser son rêve d'ouvrir sa propre salle de fitness. Encore à Sète à l'époque, elle avait rencontré l'homme d'affaires, qui était toujours en quête de nouveaux projets à financer. Il avait été séduit d'emblée et offert d'investir un million d'euros pour lancer le projet.
Le contact avait immédiatement été fluide entre eux. Ils n'eurent aucun mal à se mettre d'accord et signèrent un contrat de partenariat extrêmement rapidement pour sceller leur association. Au fil des mois, Victor montra un intérêt grandissant pour son idée, au point d'abandonner quelques autres affaires de façon à pouvoir y consacrer un maximum de temps. Ses ambitions allaient bien au-delà de ce que Clémentine avait imaginé et il lui proposa de mettre en place une franchise pour développer son concept dans plusieurs villes de France. Ils commenceraient à Montpellier avec une salle pilote qu'elle gérerait, puis s'étendraient à tout l'hexagone.
La perspective enchanta Clémentine. Avec l'argent de Victor, elle put démissionner de l'éducation nationale et quitter le lycée où elle enseignait le sport. C'est un métier qui l'avait passionnée, mais elle avait envie – besoin – d'autre chose, et s'était lancée corps et âme dans son nouveau job d'entrepreneuse.
Au bout de quelques semaines, elle dut se rendre à l'évidence et s'avouer que leurs rapports étaient doucement mais sûrement en train de changer. Grand, brun – les tempes justes délicieusement grisonnantes –, dans la force de l'âge, Victor était un homme des plus séduisants, très méditerranéen. Il portait toujours d'élégants costumes luxueux et les effluves viriles de son after-shave flottaient derrière lui longtemps après son passage. Elle s'était sentie attirée par lui dès le départ, mais s'était longtemps interdite de voir en lui l'homme derrière le businessman. Elle plaçait son avenir professionnel entre ses mains et ne voulait surtout pas risquer de tout perdre pour une partie de jambes en l'air. Car c'est tout ce dont il pouvait s'agir. En plein divorce à l'époque, le cœur en vrac, elle n'avait vraiment pas besoin d'autre chose.
Mais l'attirance physique était réciproque. Victor ne cessa de la complimenter, de flirter, de lui offrir des cadeaux. Il l'invitait dans des restaurants beaucoup trop romantiques pour des déjeuners d'affaires, se présentait chez elle à l'improviste avec n'importe quel prétexte qui aurait pu tout aussi bien être réglé par téléphone. Un soir, après avoir bu un peu trop de champagne à bord du yacht de Victor – ils fêtaient l'obtention d'une subvention –, elle avait failli craquer. Elle mourrait d'envie de passer la nuit avec lui dans la marina, et elle dut faire preuve de tout le sang-froid dont elle était capable pour ne pas s'abandonner à ses pulsions, car elle savait qu'il n'attendait que ça.
Des années plus tard la trouva donc, le soir de son anniversaire, à attendre la visite de son amant. La passion avait fini par les emporter et Clémentine ne regrettait pour rien au monde d'avoir cédé. Loin de les avoir mis en fâcheuse posture, leur rapprochement avait renforcé leur partenariat. Les conversations étaient faciles, directes, l'un savait toujours ce que pensait l'autre et à compter de ce jour ils formèrent un duo redoutable qui mena au succès la franchise, qui comptait déjà douze salles, principalement dans le sud de la France.
Malgré tout, Clémentine n'envisagea à aucun moment qu'ils deviennent un couple légitime. Victor vivait toujours à Sète avec sa compagne, qui depuis le temps n'ignorait pas l'existence de Clémentine, ni probablement des autres maîtresses de son concubin, mais semblait s'en accommoder ; l'arrangement – si c'en était un – convenait à tout le monde.Victor s'ennuyait à mourir, la soirée s'éternisait. Quand ses clients commandèrent une nouvelle bouteille de vin, signe qu'ils n'avaient pas l'intention de lever le camp de sitôt, il envoya discrètement un message à Clémentine : Désolé ça traîne, je ne serai pas tôt. Une réponse lui parvint instantanément : OK. Je laisse ouvert. Elle avait l'habitude de s'adapter à son emploi du temps, même s'il faisait de son mieux pour ne pas la faire trop attendre. Mais il arrivait de temps en temps qu'elle soit déjà endormie lorsqu'enfin il la rejoignait, auquel cas il s'allongeait silencieusement à côté d'elle. Parfois, quand le sommeil le fuyait, il la regardait. Le plus souvent elle dormait sur le ventre, le visage tourné sur une joue.
A une seule occasion son arrivée tardive s'était mal passée, mettant un temps un terme à leur relation. Il faut dire qu'il avait débarqué à quatre heures du matin – alors qu'elle l'attendait dans la soirée, c'est depuis lors qu'il ne manquait jamais de l'avertir en cas de retard – complétement soûl. Il s'était écroulé dans son lit avec fracas, la réveillant fort peu subtilement. Logiquement, elle n'avait pas apprécié son haleine chargée d'alcool contre sa peau alors qu'il essayait de l'embrasser et il avait fini la nuit dans sa voiture.
Après avoir réussi à se débarrasser de ses clients, il ouvrit donc avec précaution la porte de l'appartement de Clémentine, il était déjà presque minuit. Il resta immobile quelques instants dans l'entrée, le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Le logement était plongé dans le silence mais il distingua un filet de lumière jaune s'échappant de la porte entrouverte de la chambre. Il se déchaussa, puis traversa le vaste séjour sur la pointe des pieds – sans réussir à ne pas faire craquer le vieux parquet –, abandonnant au passage sa veste contre le dossier du large canapé en cuir brun du salon.
— Toc, toc ! annonça-t-il en poussant la porte doucement, pour ne pas la surprendre au cas où elle ne l'aurait pas entendu entrer.
— Hey ! fit-elle effectivement, je ne t'attendais presque plus !
Clémentine glissa un marque-page dans le roman qu'elle lisait pour ne pas perdre le fil de sa lecture, puis le posa sur sa table de chevet. Elle retira ensuite ses lunettes qu'elle écarta également. Victor ouvrit les premiers boutons de sa chemise qui au terme de la journée l'engonçait et se laissa tomber sur le lit à côté d'elle.
— Ils m'ont tué ! Je te jure, j'ai cru qu'ils ne partiraient jamais !
— C'était qui ? demanda Clémentine, curieuse.
Elle adorait entendre Victor raconter ses histoires. Sa vie professionnelle était palpitante et il rencontrait souvent des gens passionnants – et passionnés – même si visiblement ce n'était pas le cas ce soir-là.
Il ne lui souhaita pas son anniversaire, mais Clémentine s'en fichait. Les années pouvaient passer, dans ses bras elle se sentait invariablement jeune et vivante.
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Effet boomerang (Demain nous appartient - Clemax - ROMAN)
FanfictionAprès une idylle passionnée mais éphémère, les vies de Clémentine et Maxime ont pris des trajectoires différentes. Elle s'est construite une brillante carrière d'entrepreneuse. Lui, après des mois d'errance, a trouvé du réconfort auprès de sa famill...