10. Sète

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Une fois n'est pas coutume, Clémentine avait passé une très mauvaise nuit. Après le départ de Victor, elle peina à trouver le sommeil. Elle s'était souvenue d'une multitude de choses. Des détails de sa vie d'avant qu'elle s'évertuait d'oublier depuis presque huit années.
C'était insensé.
Comment un seul regard pourrait-il raviver tout ce qu'elle gardait enfoui avec tant de soin ?
Elle était donc levée de bonne heure. Son planning imposait qu'elle assure le créneau de 15 à 18 h à la salle mais elle avait largement le temps dans la matinée pour une sortie à moto, même si son dos lui criait que ça n'était pas raisonnable. La journée était belle, et ces échappées ne manquaient jamais de la ressourcer.
Ses roues ce jour-là la guidèrent vers Sète.
Elle savait où vivait les parents de Maxime, et où se trouvait le mas ostréicole où Alex passait le plus clair de son temps. Mais jamais elle n'oserait se présenter à leur porte. Pour leur dire quoi ? Bonjour, je cherche votre fils parce que je crève d'envie de lui demander comment il va, que j'ai besoin de savoir s'il est aussi bouleversé que moi depuis trois jours ?
En huit années elle n'avait quasiment pas remis les pieds à Sète. Elle avait volontairement et scrupuleusement évité tous les lieux où elle aurait été susceptible de croiser Maxime. Ou simplement se souvenir de lui.
Aujourd'hui, c'est précisément ce qu'elle cherchait.
Parce que l'empreinte laissée par son regard était en train de la ronger de l'intérieur, elle ressentait le besoin de se reconnecter à leur histoire. Alors elle s'arrêta là où leurs chemins s'étaient séparés, sur un quai du centre-ville. Elle rangea son casque dans le coffre de sa moto et libéra sa chevelure. Elle s'assit en tailleur sur un des bancs qui faisait face à la marina et retira son blouson de cuir, puis elle chaussa ses lunettes de soleil pour se protéger des rayons qui la réchauffaient et respira profondément.
Et maintenant ?
Les émotions se mélangeaient dans sa tête et dans son cœur. Bien sûr il y avait Maxime, mais cette ville avait été le théâtre de bien d'autres choses dans sa vie. C'est ici qu'elle avait été le plus heureuse en tant qu'enseignante. Avant son poste au lycée Paul Valéry, elle avait cumulé les remplacements, ce qui l'avait toujours empêchée de prendre sa place dans un établissement. Ici, elle avait pu nouer des relations sérieuses avec ses collègues et s'investir auprès de ses élèves, qu'elle pouvait suivre toute une année durant. Et puis, Olivier était à ses côtés. Ils avaient été mutés ensemble, et s'étaient installés à Sète encore amoureux – après près de vingt années de mariage –, leur fille avec eux. Ces années avaient été belles.
Sa rencontre avec Maxime, alors qu'il était dans la classe de terminale dans laquelle elle était professeure principale, avait été un véritable choc pour lequel elle n'était pas préparée. Tromper son mari ne lui avait jamais effleuré l'esprit, si bien que l'attirance physique qu'elle éprouva pour son jeune élève la troubla profondément. Elle lutta contre, au nom de la morale et de son mariage, mais il ne lui facilita pas la tâche. Il était évident qu'il était épris d'elle, il ne s'en cacha d'ailleurs pas. Aux yeux des autres si, bien sûr, il avait conscience que ce qu'il ressentait était répréhensible et surtout qu'elle n'était pas libre. Mais il se déclara rapidement, faisant fi de tous les obstacles, lui avouant son amour ouvertement. Il pressentait qu'elle était près de succomber à ses charmes, et avait tout fait pour qu'elle cède. Ce qu'elle avait fait. Incapable de se retenir, elle lâcha prise et vécut sans réfléchir cet amour impossible qui la consuma corps et âme.
Jusqu'à l'accident.
Maxime s'en était sorti indemne, mais pas elle. Le séjour à l'hôpital fut une véritable torture. Physique, pendant des journées interminables elle ne sut si elle remarcherait un jour. Quand enfin son état s'améliora un peu, la question fut de savoir quelles séquelles elle garderait, et combien de temps s'écoulerait avant qu'elle puisse se séparer du fauteuil roulant qui ne la quittait plus. Psychologique aussi, alors qu'Olivier ne quittait pas son chevet. Elle ne parvenait pas à apprécier à sa juste valeur son soutien. La présence de son mari ne fit que lui rappeler à quel point elle s'était éloignée de lui ces dernières semaines. C'est à ce moment-là seulement qu'elle s'interrogea sur la nature de sa relation avec Maxime. Était-ce une simple aventure pour assouvir leurs pulsions sexuelles ? Bien évidemment que non. Ils s'aimaient, mais elle comprit dans la difficulté qu'elle n'avait aucun avenir à lui offrir. Elle tenta de rompre, mais il se glissait dans sa chambre d'hôpital à la moindre occasion, prenant à chaque fois le risque insensé d'être découvert. Elle n'avait pas le courage de le repousser, et profitait de ces instants précieux qu'il lui offrait.
Elle ne progressait pas suffisamment.
Pour maximiser ses chances, elle accepta de séjourner quelques mois dans un centre de rééducation. La seule place qu'elle pût obtenir fut dans le nord de la France. Olivier et Maxime en furent contrariés, mais c'était l'opportunité qu'elle attendait pour prendre du recul. Elle demanda à Maxime de se concentrer sur ses études. Tout ce qu'il pouvait faire était de lui souhaiter de se rétablir. Il eut le cœur déchiré, mais n'avait pas le choix, quelle autre option avait-il ? Il jura de l'attendre, et ne cessa jamais de l'appeler et lui envoyer des messages, lui signifiant clairement que pour lui c'était une parenthèse dans leur histoire, pas un point final. Au début, Olivier s'organisa pour rendre visite à sa femme aussi souvent que possible. Elle essaya. De se réjouir de ses visites. De renouer avec lui. Mais elle n'y parvint pas. Lui pensait que son état émotionnel était corrélé au choc et à son état physique. Elle ne dit rien initialement, puis réalisa qu'elle était injuste de lui demander de se sacrifier autant pour elle alors qu'elle ne parvenait plus à entrevoir un avenir commun entre eux. Alors elle lui demanda de ne plus venir, que c'était mieux comme ça. Pour eux. Et surtout qu'il ne la méritait pas. Il n'avait pas compris. Pour le meilleur et pour le pire, bien sûr qu'il était à ces côtés dans cette épreuve !
— Je t'ai trompé, Olivier, avoua-t-elle alors, incapable de garder son infidélité pour elle.
Elle n'avait pas dit « je te trompe », même si son téléphone regorgeait de messages enflammés de Maxime. Elle n'y répondait plus, ou avec plus de mesure. Olivier était parti sonné, surpris et profondément blessé.
Elle mit à profit les semaines qui suivirent pour finaliser le business plan de son projet de salle de fitness handisport. Cette idée, elle l'avait en tête depuis des années. Jusqu'alors elle n'avait jamais osé – ni pris le temps – de se lancer. Mais tandis qu'elle passait ses journées en compagnie de gens porteurs de handicaps divers et variés, qu'elle-même risquait toujours de ne pas récupérer l'intégralité de ses moyens, elle s'y pencha sérieusement. Et puis, ça l'empêchait de trop réfléchir aux hommes dans sa vie.
Quand elle revint à Sète durant l'été, Maxime avait obtenu son bac, mais avec de moins bonnes notes que ce qu'il aurait pu espérer, et elle s'en voulut. Débarrassée de son fauteuil la plupart du temps – excepté quand la fatigue prenait le dessus – mais progressant difficilement à l'aide de béquilles, la situation s'était éclaircie dans sa tête. Elle sortait de chez son avocate, les papiers du divorce en poche, lorsqu'elle revit Maxime pour la première fois depuis son retour. Elle avait rentabilisé son rendez-vous, parce que par la même occasion elle avait fait la connaissance de Victor, à qui elle eut l'opportunité de glisser un exemplaire du précieux dossier qu'elle avait fini de rédiger.
Maxime savait ce qu'elle allait lui annoncer, et le moment fut pénible pour tous les deux. Le cœur de Clémentine se serra quand elle repensa à leur discussion.
— On ne peut pas continuer, Maxime, tu le sais.
Il avait levé vers elle des yeux suppliants.
— Pourquoi ?
— Regarde-moi ! Je n'oublierai jamais ce qu'on a vécu ensemble, mais je n'ai rien à t'offrir.
— Ne dis pas ça...
— C'est la vérité ! Tu as ta vie à vivre, Maxime, et ce n'est pas t'occuper d'une infirme !
— Mais je ne veux pas qu'on se quitte, on peut trouver une solution !
— Je ne crois pas. Il faut que tu te concentres sur ta prépa.
— Je n'y arriverai pas. Je ne supporterai pas de te croiser comme s'il n'y avait rien entre nous ! Comment peux-tu ne serait-ce qu'y songer ?
Il commençait à s'énerver. La situation lui échappait, il s'apercevait que la décision de Clémentine était prise et la panique le gagnait.
— Maxime, appela-t-elle, cherchant son regard. Je pars.
— Comment ça, tu pars ?
— Tu as raison. Je ne supporterai pas non plus de te voir évoluer si près de moi. Alors je pars. A Montpellier, à la fin de l'été. J'ai démissionné, et je vais recommencer là-bas. Tu sais, le projet de salle de fitness que j'avais en tête et dont je t'ai parlé ? Je vais me concentrer dessus. Je ne sais pas encore comment je vais faire, mais ma décision est prise.
— Mais tu ne peux pas faire ça !
— Je peux et je vais le faire.
Il réfléchit quelques instants.
— Montpellier, ça n'est pas si loin...
— Non, Maxime ! Je ne veux pas que tu cherches à me revoir.
A ce stade ils étaient tous les deux en larmes. Elle obtint de lui qu'il efface son numéro, et ils se quittèrent, sans trop y croire. Ils tinrent bon le restant de l'été, elle se concentra sur l'organisation de sa nouvelle vie, se persuadant jour après jour qu'elle avait pris la meilleure décision. La pilule fut difficile à avaler pour Maxime, mais au fond il savait qu'elle avait raison. Elle avait réussi à trouver le courage qu'il n'aurait jamais eu, pour eux. Pour lui. Il se plongea entièrement dans ses cours pour préparer sa rentrée. Il ne pouvait pas se permettre d'attaquer une classe préparatoire de mathématiques à demi concentré seulement, c'était trop difficile.
A compter de ce jour ils suivirent des chemins séparés, l'un et l'autre s'attelant à écrire une nouvelle page de leurs vies.

Clémentine consulta sa montre, il était déjà midi. Elle se demanda si le Spoon existait toujours. C'était un café très fréquenté par les profs et les lycéens de Paul Valéry. Elle s'y dirigea à pied, embrassant du regard cette ville qui, elle s'en aperçut, lui avait manqué. L'établissement était toujours là, et semblait même ne pas avoir trop changé. Elle reconnut le patron et le cuistot, qui était encore en apprentissage la dernière fois qu'elle était venue. Les serveurs et serveuses en revanche n'étaient plus les mêmes. Elle avait hésité à s'installer en terrasse, mais opta finalement pour le bar, elle ne prévoyait pas de s'éterniser. Elle commanda rapidement la formule du jour et sirota un Perrier citron en patientant.
Il était tôt, mais bientôt le café se remplit d'autres clients qui, comme elle, venaient se restaurer. Une femme prit place à côté d'elle, distillant un bonjour poli. Clémentine lui sourit machinalement, avant de la reconnaître.
— Madame Vallorta ? Bonjour !
Flore reporta son attention sur sa voisine, et la surprise se lut sur son visage quand elle la reconnut.
— Ça alors ! Comment allez-vous ! s'exclama-t-elle sincèrement.
Des rouages se mirent en branle dans le cerveau de Clémentine. Flore était une figure bien connue de Sète : ancienne maire de la ville, rien que ça, et maintenant à la tête d'un groupe de media local. Mais surtout, c'était la mère de Bart, le meilleur ami de Maxime au lycée. Et ça, Clémentine eut la ferme intention d'en tirer profit.

Effet boomerang  (Demain nous appartient - Clemax - ROMAN)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant