Alex essuya ses mains humides dans le torchon usé accroché à la ceinture de son tablier de travail. Encore une petite demi-heure et il en aurait fini avec la composition des bourriches, et il pourrait attaquer la livraison auprès de ses clients restaurateurs. Il avait pris du retard et ne pourrait pas se permettre de prendre une pause, mais il ne se découragea pas pour autant, c'était un jour comme un autre.
Les portes du mas étaient grandes ouvertes, et le soleil inondait l'atelier de lumière et de chaleur. C'est en partie ce qui lui plaisait dans ce boulot. Même s'il finissait les journées harassé, il refusait d'envisager sa vie enfermé dans un bureau du centre-ville. Il se nourrissait du grand air et de mouvement.
— Salut 'pa !
Alex accueillit son fils avec un grand sourire.
— Max ! Qu'est-ce que tu fais là !
— J'ai dormi chez Bart, alors je me suis dit que je passerais te faire un petit coucou avant de rentrer à Montpellier.
Alex connaissait son fils par cœur. Le faible sourire qu'il affichait ne masquait pas le tourment dans ses yeux.
— Tout va bien ?
— Oui. Oui bien sûr, répondit Max trop vite.
— Tu as l'air fatigué ! Vous avez fait la fête ?
— Pas vraiment, non.
Les huîtres passaient machinalement d'une main d'Alex à l'autre. Ses doigts jugeaient le calibre et il triait à l'aveugle les mollusques dans des gestes mécaniques et précis. Il observa son fils, qui semblait porter tout le malheur du monde sur ses épaules. Ce n'est pas la première fois qu'il se faisait cette réflexion ces dernières semaines.
— Ça va avec Ophélie ? risqua-t-il.
Maxime s'engouffra dans la brèche et avoua du bout des lèvres ne plus très bien savoir où ils en étaient tous les deux. Surtout depuis la veille, mais ça, il le garda pour lui.
La journée avait viré au cauchemar.
Pas une seule seconde Maxime n'avait imaginé qu'Ophélie puisse écourter sa journée de travail, sinon jamais il n'aurait proposé à Clémentine de l'accompagner. Il avait envoyé un texto à sa compagne pour la prévenir après avoir récupéré leur fille à l'école. Ce n'était pas la première fois, l'état de Clémence n'inspirait aucune inquiétude, Ophélie aurait pu se contenter de prendre quelques nouvelles au fil de la journée comme elle l'avait déjà fait par le passé.
Ce que Maxime ignorait, c'est qu'Ophélie avait décidé de prendre du temps pour elle – pour eux – avant même de savoir que Clémence était malade. Elle avait reçu un avertissement à peine voilé de Bart, au détour d'une conversation, qui lui avait confié que Max n'était pas heureux et peut-être pas à l'abri de faire une connerie. Il s'était exprimé avec confusion, refusant d'en dire plus, mais un trouble s'était immiscé dans l'esprit de la jeune femme. Elle était consciente que son couple dysfonctionnait, et elle se noyait bien trop souvent dans le travail pour éviter d'y penser. Elle décida donc qu'il était temps qu'ils aient une discussion franche, Maxime et elle, et en premier lieu elle avait besoin qu'il la rassure sur les sentiments qu'il éprouvait pour elle. La vision de cette femme étendue contre lui lorsqu'elle était rentrée l'avait profondément choquée, mais moins que les tentatives de justifications de Maxime par la suite.
Il lui jura ne rien avoir prémédité, qu'il n'avait pas prévu que Clémentine réapparaisse dans sa vie, et par cet aveu il avait dû expliquer l'avoir connue avant et ça avait été le plus dur à encaisser pour Ophélie. Elle aurait préféré qu'il prenne une maîtresse par désœuvrement, même plus âgée si ça lui avait permis de réaliser un fantasme.
Après ça elle avait fichu Maxime à la porte, et il s'était rendu directement chez Bart, trouvant-là le parfait bouc-émissaire pour passer ses nerfs. Après tout il avait de bonnes raisons de lui en vouloir. Il ne lui avait pas encore demandé de s'expliquer au sujet du message de Clémentine qu'il avait refusé de transmettre, et il n'osait même pas penser au fait qu'il parle de lui à Ophélie dans son dos. Finalement, après une bonne dispute qui avait bien failli virer en véritable bagarre, Maxime avait compris que Bart avait agi pour ce qu'il croyait être son bien. Leur amitié était trop solide pour se briser si facilement et, après de longues explications qui les menèrent jusqu'au milieu de la nuit, Bart avait laissé Maxime occuper son canapé.
Maxime resta évasif et ne révéla pas tous ces détails à son père. Soudain, il se figura avouer à ses parents ses retrouvailles avec Clémentine. Il voulait être avec elle, mais l'imaginer à la table dominicale à la place d'Ophélie ? Aux côtés de son ancienne collègue ? Il n'était pas prêt pour cela. Même s'il n'avait pas envie de cacher à son père qu'il y avait quelqu'un d'autre.
— J'ai revu une ex, cette semaine, confia-t-il. Par hasard. Mais ça me fait réfléchir.
— Ah. Une avec qui tu es sorti avant Ophélie ?
— Avant la Nouvelle-Zélande.
Alex se creusa les méninges. Cette période de la vie de son fils recelait de souvenirs peu agréables.
— Celle qui t'a brisé le cœur mais dont tu n'as jamais voulu nous parler ?
— Celle-là même.
— Oh, Max ! Je n'aime pas te voir dans cet état ! Ça ne va pas recommencer tout de même ! Cette fille est toxique pour toi !
Maxime rigola.
— C'est sûr qu'elle est comme une drogue ! Après avoir eu du mal à me sevrer je n'ai qu'une envie, c'est de replonger. Et je crois bien qu'elle aussi.
Enfin, peut-être, pensa-t-il, se rappelant la colère de Clémentine la veille, quand Ophélie les avait surpris. Ils n'avaient pas reparlé.
Alex secoua la tête, cette fille avait tellement fait souffrir Max. Il ne la connaissait pas mais ne voyait pas d'un bon œil son retour dans la vie de son fils.
— Pourquoi c'est si compliqué, avec elle ?
— Elle n'est pas comme les autres.
Alex s'apprêtait à demander en quoi, et Maxime se dit qu'il ne pourrait pas dissimuler la vérité à son père longtemps si celui-ci insistait. Mais le regard d'Alex se porta derrière Maxime et son ton se fit agressif. Il lâcha violemment l'huître qu'il tenait.
— Qu'est-ce qu'il veut encore, lui ? cracha-t-il.
Maxime se retourna et vit Victor Brunet se diriger vers eux d'un pas décidé, écrasant d'assurance dans son costume trois pièces bleu marine et des chaussures impeccablement cirées comme le sol du mas n'en avait sûrement pas connues beaucoup.
— Ma dernière offre ! lança Victor en tendant une enveloppe à Alex. A prendre ou à laisser. Si c'est non, je n'insisterai plus, mais réfléchissez bien.
Aux oreilles d'Alex, le conseil sonnait étrangement comme une menace. Jusqu'à présent, Brunet avait clairement manifesté son intention de le faire céder, quoi qu'il en coûte, et ce revirement de situation était trop surprenant pour être vrai. Surtout qu'en découvrant le document renfermé dans l'enveloppe, Alex prit connaissance avec effarement du montant proposé. A quoi joue-t-il ? se demanda-t-il. L'offre était honnête. Bien supérieure à toutes les propositions que Brunet lui avait déjà faites. Peut-être même que si un autre s'était présenté avec une telle offre il l'aurait considérée.
Victor resta suffisamment longtemps pour observer le visage stupéfait d'Alex, puis s'éloigna tranquillement, un sourire en coin imprimé sur ses lèvres.
Maxime s'était tenu en retrait, mais n'était pas aussi dupe que son père. Il s'élança sur les pas de l'associé de Clémentine.
— Pourquoi vous faites ça ? apostropha-t-il avant que Victor ne monte dans son rutilant SUV parqué devant l'entrée du mas.
— Pourquoi ? Clémentine m'a dit que tu étais intelligent mais si tu poses la question j'ai des doutes !
Maxime resta interdit. Il avait fini par intégrer le fait que Clem était amie avec Brunet, mais que lui avait-elle raconté exactement ?
L'homme d'affaires referma la portière et s'appuya contre le véhicule, les bras croisés.
— Je l'ai vue, hier après-midi. Elle était furax.
OK. Donc il savait.
— Alors je fais ça pour elle, reprit-il. J'avoue que je ne comprends pas bien pourquoi elle te veut, et je doute que tu la mérites, mais ça ne me regarde pas. Ce qui m'importe en revanche, c'est qu'elle soit heureuse. J'ai besoin d'elle en forme, sinon elle n'a pas la tête au travail.
Maxime émit un petit rire sarcastique, passant sur le fait que Victor venait nonchalamment de déclarer que Clémentine le voulait.
— Je me disais, aussi. En fait tout ce qui vous intéresse c'est qu'elle soit utile pour vos affaires !
— Il n'y a pas de mal à entreprendre, Maxime. Tu fais quoi, toi, pour aider ton père ici, si c'est si important ? Regarde autour de toi ! Ce lieu est magnifique, il y aurait mille choses à faire pour qu'il prospère !
— On ne manque pas d'idées, merci. Mais tout le monde ne roule pas sur l'or.
— C'est à ça que servent les associés. Tu crois que Clémentine serait aux commandes d'un lieu comme BodyAccess en plein centre de Montpellier sans moi ? C'est du donnant-donnant, c'est comme ça que ça marche. Et sache qu'à ton âge je ne roulais pas sur l'or non plus, je n'avais même pas un père disposé à me transmettre un quelconque savoir-faire qui aurait pu me donner un but dans la vie. Si j'en suis là aujourd'hui, c'est uniquement grâce à moi-même et parce que j'ai accepté de faire confiance de temps en temps.
— La leçon est terminée ? siffla Maxime, vexé.
Victor haussa les épaules.
— Je ne veux pas être ton ennemi, Maxime. On va certainement se côtoyer, puisque Clémentine te veut dans sa vie. Mais ne joue pas au con avec elle, parce que là je te montrerai ce que c'est d'être intraitable.
Clémentine te veut dans sa vie.
Les mots répétés par Victor résonnèrent dans la tête de Maxime longtemps après le départ de l'entrepreneur.
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Effet boomerang (Demain nous appartient - Clemax - ROMAN)
FanfictionAprès une idylle passionnée mais éphémère, les vies de Clémentine et Maxime ont pris des trajectoires différentes. Elle s'est construite une brillante carrière d'entrepreneuse. Lui, après des mois d'errance, a trouvé du réconfort auprès de sa famill...