Hakan
Je fais les cent pas dans le couloir, passant sous la lumière des faibles torches. La colère noire remonte le long de tous mes membres depuis la pointe de mes doigts et j'ai envie de l'expulser par les poings.
Mais je me contiens.
Moi, un Midrien ?
Moi, un homme sans honneur ?
Je suis prince de Septorä, la plus grande dynastie qui soit. Ici, c'est chez moi ! Les paroles d'une pauvre Midrienne ne devraient même pas atteindre mes oreilles. Pourtant, sa voix résonne dans mon crâne dans un écho croissant.
Le doute et la peur m'assaillent comme les mâchoires d'une pince. Tenailles
Elle a touché mes faiblesses en plein cœur.
Je m'arrête face à une fresque horizontale représentant une famille. Une femme y est dessinée portant un enfant dans son ventre avant de le délivrer. Dans le cadre suivant, tous ses membres proches penchés sur le nouveau-né avec des expressions joyeuses.
L'enfant est Misaël. La femme, Cyrène, notre mère.
Avant que je ne réalise, ma paume caresse les reliefs de la scène. Aiguisée comme la pointe d'une lame, je sens l'envie se faufiler entre mes côtes pour atteindre mon cœur qui se serre de tristesse.
Mes pas me mènent à la genèse de mon histoire. Il faut que je me rende jusque dans les souterrains du palais, là où les couloirs baignent dans la pénombre.
Les bas-fonds.
Je décroche un flambeau pour l'approcher des colonnes décorées.
Ma naissance y est relatée comme un miracle des dieux. Ma conception est un mystère complet. Né d'aucune mère. Né d'aucun père. J'ai beau fouillé, il n'y a pas de supplément. Je suis là et c'est tout. Avant, il n'y a rien.
La flamme s'épuise alors que je la fais tourner dans tous les sens avec un désespoir grandissant. N'y a-t-il rien d'autre ? Un détail caché ?
Une main sur mon épaule me fait sursauter.
Yared.
— Que fais-tu ici, mon fils ?
Ses yeux soulignés par une ligne de khôl se posent sur moi avec une bienveillance qui me permet de me montrer vulnérable.
— Es-tu réellement mon père ?
Ma question résonne dans l'obscurité tandis que les ombres dansent sur son visage. Il tourne la tête vers la peinture en question. Celle que j'ai contemplée mille fois.
— Qu'est-ce que ça changerait ?demande-t-il. À part te faire souffrir ? Misaël n'est-il pas ton frère dans le cœur ?
Je le dévisage gravement.
— Allons, dit-il en posant une paume paternelle dans mon dos. Tu as tout ce que tu veux, ici. Tous les hommes du commun voudraient être à ta place.
Il m'éloigne de ce lieu pour aller vers la lumière.
— Suis-moi, nous allons faire des offrandes aux dieux.
Malgré moi, je ralentis, me souvenant de la captive que j'ai laissé dans mes appartements. Infaillible à sa marche, Yared avance et je suis obligé de le suivre à la même cadence.
J'imagine qu'elle va finir par dormir, morte de fatigue, vu toute l'énergie qu'elle a mis pour se battre contre nous.
Nous entrons dans le temple consacré à Yared. Construit à même la montagne, les sphinx, corps de lion coiffés de la tête de mon père, font figures de gardiens de part et d'autre de l'entrée. Ils nous toisent d'un regard inflexible et divin pendant notre passage.
Portant un plateau en or, garni des fruits les plus savoureux, je suis Yared qui se met à murmurer des incantations. Sa voix se répercute contre les murs entièrement décorés de peintures et d'hiéroglyphes. Toute son histoire est inscrite ici. De l'épisode de sa naissance, de sa croissance, de ses exploits, ses aboutissements, sa conquête du territoire, son mariage avec Cyrène à ses fils, Misaël et moi.
On ne peut que frissonner d'admiration et de crainte face à cet homme, adoré, sanctifié, divinisé, qui a franchi les portes de l'éternel durant son vivant. Comme tous les autres Asnas avant lui.
Comme moi, bien assez tôt.
Au fond du temple, se trouve une chambre privée. Là où les dieux demeurent sous la forme de statues creusées dans le mur. Au nombre de cinq. À tête de crocodile, de faucon, de chacal, d'ibis et enfin humaine : celle de Yared.
C'est à ses pieds que je dépose le plateau d'offrandes.
Le roi de Septorä se fait face, se dévisageant dans une contemplation mystérieuse.
— Notre lignée est la plus précieuse qui soit, déclare-t-il sans me regarder. Pour assurer la descendance et la prospérité de la dynastie de Septorä, il faut des enfants dignes du royaume.
Il pose deux mains à plat sur la statue et incline le front.
— Mêler le sang n'est pas dans nos coutumes, Hakan. Pourtant, te voilà.
Ses yeux tout-puissants me transpercent alors qu'il tourne la tête vers moi. Il y réside un mélange de rancœur et de vengeance qui me désarçonne.
— Ce n'est pas faute d'avoir tenté de procréer ailleurs, mais aucune ne m'a donné d'enfants sains à part l'Osnée. Combien de morts-nés sont tombés dans mes bras depuis...
Il secoue la tête avant que ses poings se ferment de rage. Le chagrin de ses souvenirs semble ressortir de lui.
— Elyon le vengeur... c'est de sa faute !
Son cri de colère me tétanise sur place. Je n'ose plus bouger d'un cil, de crainte de devenir l'objet de sa fureur.
Elyon. C'est le nom du dieu des Midriens. Une croyance oubliée qu'on pourrait qualifier de légende aujourd'hui. Sans forme, ce dieu semble être une invention dans l'esprit des pauvres qui renient la régence de Septorä.
Pourquoi Yared le mentionne-t-il avec une telle émotion ?
L'Asna se redresse de toute sa hauteur. Son ombre couvre presque sa statue.
— Je t'ai choisi, Hakan. Pas lui. Moi, seul.
Il écarte les bras en grand comme s'il se trouvait devant un ennemi invisible.
— Je suis le Sans Égal. Je décide de tout, même de la vie, même de la mort. Je décide du passé, du présent et de l'avenir !
Une goutte d'eau atterrit sur sa pommette. Pendant un instant, il paraît perplexe et moi aussi. L'intérieur est aussi sec qu'un papyrus au soleil.
Il l'essuie de sa phalange et la regarde d'un air trouble.
— Va, mon fils, et ne questionne plus le sang qui coule dans tes veines, sinon il t'infectera et il n'y aura rien pour te sauver.
Je sors du temple, encore plus confus que je ne l'étais.
En rentrant dans mes appartements, je constate ma couche vide. J'en ressens presque du soulagement. Assis sur le bord du lit, je sors le médaillon pour le scruter avec attention.
Le bijou est mal en point, l'éclat du joyau se voit à peine.
Je ferme mes doigts dessus.
Peu importe, je vais le rendre à l'Osnée dès l'aube. Je lui demanderai alors d'où je viens, car elle seule pourra me répondre en toute transparence.
***

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À Ta Place
FantasíaCapturée pour servir de jouet aux princes de Septorä, Zilpa, esclave à la seconde chance, se retrouve face à Hakan, un jeune noble insouciant qui défie les traditions sans en mesurer les conséquences. Mais lorsque leurs chemins s'entrelacent, Hakan...