Jédédiah Feynes n'avait jamais été un flic impliqué corps et âme dans les enquêtes qu'il menait. Il faisait son boulot, le complexe du sauveur de la veuve et l'orphelin, il préférait le laisser aux autres. Pourtant, l'affaire Aéla Wayne avait tout changé. Pour la première fois de sa carrière, il s'était investi, parfois au-delà du raisonnable, au point d'avoir frôlé la mise à pied. Il avait failli perdre gros mais, au bout du compte, cela en avait voulu la peine lorsqu'il avait pu serrer la petite fille à nouveau dans ses bras. Une fois Aéla en sécurité dans sa nouvelle école, l'affaire avait été classée. Qu'y avait-il de plus à découvrir ? La petite fille avait été admise à l'hôpital où on l'avait diagnostiqué indemne si ce n'était un mutisme post-traumatique. La femme avait été assassinée par son mari qui, lui, avait péri dans les flammes qui avait ravagé la maison Wayne peu après qu'Aéla soit partie avec l'ambulance, une conduite de gaz ayant sauté. Ce jour-là, Jédédiah et ses coéquipiers avaient perdu trois de leurs amis, qui étaient restés à l'intérieur avec le forcené, lorsque tout avait subitement pris feu.
C'était pour cette raison qu'il lui fut particulièrement difficile de croire en l'appel qu'il reçut ce jour-là, peu avant midi.
Jédédiah venait à peine de prendre son service après avoir passé la matinée à écrire une lettre à Aéla avec Poppie. Il tenait à tout lui raconter, au grand damne de sa femme qui n'avait cessé de lui rabâcher que l'enveloppe serait beaucoup trop lourd pour une chouette. Il n'en avait fait qu'à sa tête, lui disant qu'il irait l'apporter lui-même à Poudlard s'il le fallait. Il fut donc d'une humeur plutôt joyeuse lorsqu'il s'assit à son bureau, une tasse de café fumante dans une main, un scone à la framboise dans l'autre. Il était enfin prêt à remplir la paperasse qui encombrait son bureau depuis deux semaines, tâche qu'il remettait sans cesse au lendemain tant cela le déprimait. Mais aujourd'hui, il ne pouvait plus y couper, son chef le harcelant de faire le ménage sur son poste de travail sinon il finirait à la circulation avec tous les bleus qui arrivaient au poste. Et il était de notoriété publique qu'aucun policier ne voulait finir à la circulation !
Lorsque son téléphone sonna, il vérifia l'indicatif qui indiquait le Comté de Devon. Intrigué, Jédédiah décrocha en finissant d'avaler son scone, persuadé qu'il s'agissait encore d'un crétin qui ne savait pas composer un numéro de téléphone.
— Poste de police de Southampton, Inspecteur Feynes, que puis-je pour vous ?
— Bonjour, Officier Shaw à l'appareil, poste de police d'Exeter, euh, hésita la voix au bout du fil. Est-ce vous qui êtes en charge de l'affaire Wayne-Jones, dossier treize ?
Jédédiah sentit un frisson désagréable remonter le long de sa colonne vertébrale. Il se redressa de toute sa hauteur sur son fauteuil, attirant immédiatement l'attention de son coéquipier qui occupait le bureau d'en face.
— C'est bien moi mais l'affaire est classée depuis trois ans, mon gars, répondit Jédédiah avec une familiarité de rigueur dans le milieu de la police.
— Et bien, j'ai peur qu'elle soit vite déclassée, souffla l'homme à l'autre bout du fil. On est pratiquement persuadé qu'on a retrouvé votre gars !
— Quel gars ?
— Le meurtrier. Celui qui a tué sa femme et essayé de faire de même avec sa fille, Marvin Wayne.
Qu'est-ce que c'était que cette histoire ?
Jédédiah aurait pu en rire si l'officier Shaw ne paraissait pas aussi décontenancé. Effrayé, même. De toute évidence, Shaw ne plaisantait pas. Pourtant, cela ne pouvait pas être possible.
— J'ignore qui vous croyait avoir attrapé mais ce n'est certainement pas Marvin Wayne. Ce type est mort dans un incendie qui a tué trois de mes collègues, lors de son arrestation.
— Pourtant, d'après l'extrait du rapport que j'ai eu, son cadavre n'a jamais été retrouvé, non ? demanda Shaw, soulevant un énorme point d'ombre de leur affaire. Seuls les corps de vos collègues ont pu être retrouvés et identifiés.
— Oui, et ?! s'emporta Jédédiah, attirant toute l'attention du poste de police. Vous sous-entendez qu'un criminel comme Marvin Wayne aurait survécu à un incendie qui a tué trois personnes ? Le périmètre était bouclé ! Personne n'est sorti de cette maudite maison ! Surtout pas Marvin Wayne, qui a brûlé vif.
— Écoutez, soupira Shaw à l'autre bout du fil. On a pas encore arrêté le type, c'est... C'est compliqué ! Mais on a réussi à prendre une photo de lui. Je suppose que vous pourrez l'identifier mieux que nous puisque vous l'avez vu avant...
— Avant quoi ? demanda Jédédiah alors que Shaw ne parvenait pas à poursuivre sa phrase.
— Il faut vraiment que vous voyez cette photo ! Si vous réussissez à l'identifier formellement, rappelez-moi immédiatement, d'accord ?
— Très bien !
— Je vous envoie la photo aujourd'hui même.
Shaw raccrocha sans autre formalité. Jédédiah reposa le combiné plus fort qu'il l'avait voulu. Tout cela était grotesque, absurde et de très mauvais goût. Qu'est-ce qu'il fumait à Exeter pour déterrer des affaires aussi dramatiques ? N'avaient-ils rien de mieux à faire ? Peut-être qu'ils s'ennuyaient trop et manquaient de criminels à pourchasser. Si ce n'était que cela, Jédédiah était près à leur en envoyer quelques-uns qui pourrissaient derrière les barreaux de la prison de Southampton. Il était prêt à tout pour ne plus jamais entendre parler de l'affaire Wayne-Jones.
Derrière le bureau en face de lui, son coéquipier, Ethan Kane, se pencha sur le dossier qu'il consultait.
—Qu'est-ce qu'il se passe ? murmura t-il, pour ne pas attirer l'attention de leurs collègues qui étaient retournés vaquer à leurs occupations.
— Rien, marmonna Jédédiah. Juste des morts qui semblent revenir à la vie.
— Marvin Wayne ?
— C'est ce que semble croire la police d'Exeter.
— Comment un gars réduit en cendres peut-il revenir à la vie ?
C'était une excellente question et un mystère insoluble.
Jédédiah haussa les épaules, n'ayant aucune réponse à donner à Ethan. Il se contenta de se renfoncer dans son fauteuil et de se mettre au remplissage de sa paperasse. Il ne voulait plus penser à l'affaire Wayne-Jones. Il ne voulait pas penser à Marvin Wayne. Il ne voulait plus penser à l'incendie où il avait perdu trois amis.
Il préférait attendre de recevoir la photo de Shaw avant de remuer toute cette merde qui l'avait traumatisé plus qu'il ne voulait bien l'avouer.
L'inspecteur Feynes reçut la photo promise par Exeter la semaine suivante. Il n'y avait rien de plus dans l'enveloppe kraft que le cliché et un papier, noirci d'une écriture en patte de mouche qui disait : « Si c'est lui, appelez-moi immédiatement ». Jédédiah rigola dans sa barbe. Pour qui ce bleu se prenait-il ? Il n'avait pas d'ordre à lui donner, même par papier, car c'était lui le plus haut gradé. Fort heureusement pour l'officier Shaw, Jédédiah n'était pas un homme du genre orgueilleux. Il posa simplement la note sur un coin de son bureau, se promettant d'appeler le bureau d'Exeter lorsqu'il en aurait le temps.
La photo prise par la police d'Exeter était en noir et blanc, d'une qualité médiocre, surtout parce qu'elle semblait avoir été prise dans le noir à l'aide d'une lampe. Il fut difficile à Jédédiah de savoir où elle avait été prise, pourtant l'homme au centre de la photo était d'une netteté presque anormale. Il était recroquevillé et rachitique, si maigre que ça faisait mal de le regarder. De toute évidence, il avait subi des tortures et des mutilations à en juger par les plaies sur son corps, sa main droite qui était sectionnée et, à ses pieds et sa main restante, Jédédiah remarque qu'il lui manquait plusieurs orteils. D'ailleurs, à la place de ses oreilles se trouvaient deux trous béants, comme si elles lui avaient été arrachées. Une vraie boucherie ! L'inspecteur avait vu beaucoup de choses affreuses et dégoûtantes au cours de sa carrière mais là, pour la première fois, il en eut la nausée. Dans le regard de l'homme, on pouvait lire une folie démentielle, irrémédiable, comme si son âme avait disparu à jamais. Et c'était pour le mieux, car l'homme sur la photo était bien Marvin Wayne. Le géniteur d'Aéla.
— Nom de Dieu, souffla Jédédiah. Comment est-ce possible ?
Comment un sale type comme lui avait pu s'en sortir ? Si tant était que l'on pouvait estimer que l'état dans lequel il était, était une forme de « s'en sortir ». Pourtant il respirait encore alors que trois de ses coéquipiers, de ses amis, des gars qu'il considérait comme sa famille, avaient été brûlés vifs dans une maison dont Marvin Wayne n'aurait pas dû réussir à s'échapper.
De toute évidence, le sort l'avait rattrapé et s'était chargé de lui, lui faisant payer les horreurs qu'il avait commises. Jédédiah n'aurait pas dû s'en réjouir mais ce fut plus fort que lui. Il éprouva un réconfort malsain à la vue du corps mutilé de Marvin Wayne, se réjouissant presque qu'il ait souffert, et continuerait à souffrir, pendant de nombreuses années. Finalement, la mort paraissait être une punition trop douce pour un monstre comme lui.
— Alors, du nouveau ? demanda Ethan, s'asseyant sur le rebord de son bureau.
— Regarde ça.
Jédédiah lui tendit la photo et Ethan la prit, manquant de recracher son morceau de donut lorsqu'il reconnut l'homme sur la photo.
— C'est impossible ! couina t-il, les yeux ronds. Ce type est censé être mort depuis des années !
— Ouais mais je vais te dire un truc, c'est terriblement con pour lui qu'on ait réussi à lui mettre la main dessus, parce qu'il n'est pas prêt de revoir la lumière du jour ! Il va pourrir en cellule jusqu'à son dernier souffle, c'est moi qui te le dis.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
— Je vais demander au Procureur de nous fournir un mandat d'arrêt pour Wayne, ensuite j'appellerais Shaw pour savoir la suite de l'opération.
— Tiens-moi au courant ! Moi aussi, je veux faire payer cette pourriture.
Le beau visage d'Ethan, presque trop juvénile pour être un visage de flic, se déforma sous la haine et la douleur. Jédédiah se souvint alors que l'un de ses amis mort dans l'incendie était le frère jumeau de son coéquipier.
Il enleva la photo des mains d'Ethan et lui offrit une tape paternelle sur l'épaule. C'était une forme de réconfort viril et presque inutile mais cela sembla apaiser le jeune homme, qui retourna manger la fin de son donut à son bureau tandis que Jédédiah composait le numéro de l'officier Shaw. Son collègue d'Exeter ne mit qu'une tonalité à lui répondre.
— De toute évidence, vous attendiez mon appel, le taquina Jédédiah.
— Vous le savez très bien, Feynes ! Alors ? C'est notre homme ?
— Oui, c'est bien lui, répondit-il, la mâchoire serrée. Où est-ce que cette sombre merde se cache ?
— Dans une église désaffectée à l'extérieur de la ville. Par chance, personne ne s'y aventure jamais depuis qu'une rumeur court que l'endroit serait hanté.
— Hanté par Wayne, oui.
— Vous avez fait la demande de mandat ?
— Oui, on devrait avoir une réponse d'ici une heure.
— Très bien !
Un silence s'installa entre eux. Jédédiah avait mille questions à poser à Shaw, mais il en fut une qui surpassa toutes les autres.
— Comment vous l'avez retrouvé ?
— À cause des cris.
— Des cris ? demanda Jédédiah, incrédule.
— Le bougre passe son temps à hurler, il ne fait que ça jour et nuit. On aurait cru que comme l'église est à l'extérieur de la ville, personne ne l'aurait entendu mais en pleine nuit, ses hurlements font un vacarme assourdissant. On a pas encore trouvé le moyen de le faire taire. A vrai dire, on ne sait toujours pas pourquoi il hurle comme un démon.
— Peut-être à cause des mutilations qu'il a subi ?
— Subi ?! s'exclama Shaw, étonné. Feynes, ce type s'est arraché les oreilles lui-même parce qu'il voulait, je cite : « Cesser d'entendre le Maître » ! Il est enfermé dans un délire morbide et auto-mutilatoire. Oh, il y a bien des blessures et des amputations qui remontent à des mois auparavant et qui ne sont pas de son dû, mais pour la plupart, c'est lui-même qui se les ait infligées.
Jédédiah ne parvint pas à éprouver de la pitié pour cet homme. Il méritait de souffrir !
— Je vous tiens au courant dès que j'ai le mandat.
— Très bien, conclut Shaw.
Ils raccrochèrent. Jédédiah s'adossa à son fauteuil, observant d'un regard vide Ethan, qui était en train d'expliquer à un nouveau comment remplir un procès-verbal. Toute cette affaire était étrange. Il n'avait aucune envie de rouvrir le dossier Waynes-Jones, aucune envie que cela arrive aux oreilles d'Aéla. Il devait protéger sa fille, elle ne devait jamais savoir que son véritable père était en vie, il s'en fit la promesse.
Le mandat d'arrêt contre Marvin Wayne fut émis vingt-deux minutes après avoir été demandé. Non pas que le Procureur se préoccupe d'arrêter un criminel notoire mais plutôt parce qu'il espérait que cette arrestation servirait sa réélection. Qu'importait pour Jédédiah ! Il avait son mandat, ne restait plus qu'à l'envoyer à Shaw pour que la police d'Exeter puisse l'arrêter en bonne et due forme. Il attendit cela avec impatience, le transfert du criminel lui paraissant prendre une éternité.
Ce fut l'officier Shaw en personne qui transféra Marvin Wayne jusqu'à Southampton, à bord d'un camion de l'armée qui avait eu le privilège de faire le voyage avec une escorte policière. Mieux valait prendre toutes les précautions avec un monstre qui avait réussi à s'échapper des flammes d'un incendie. Wayne avait été muselé, pieds et poings liés avec des chaînes en fer, scellées entre elles avec un cadenas dont Jédédiah fut sûr qu'il pesait plus lourd que l'homme. Aussitôt descendu du camion blindé, Marvin Wayne fut emmené à la prison du Comté, aussitôt enfermé à l'isolement, dans une cellule aussi grande que le cabinet des toilettes du poste de police. Autant dire que le bougre n'avait rien pu voir de la belle ville de Southampton.
— Ne prenez pas trop bien soin de lui, fit Shaw en tendant une main à Jédédiah. Même s'il semble avoir enduré des temps difficiles.
— Croyez-moi, c'est peu cher payé pour ce qu'il a fait, répliqua Jédédiah, en prenant la main de l'officier. Merci de l'avoir retrouvé et de nous l'avoir ramené.
— Je n'ai fait que mon devoir et je suis heureux que la justice puisse enfin s'exercer.
— J'y veillerais !
— Ça va aller pour votre coéquipier ?
Se retournant, Jédédiah jeta un coup d'oeil à Ethan, assis sur le capot de la voiture du poste, le regard dans le vide. Le jeune homme avait insisté pour venir accueillir Marvin Wayne et procéder à son transfert vers la prison. Pourtant, aussitôt qu'il avait vu le criminel descendre du camion, Ethan avait blêmit au point que tous avaient craint qu'il ne s'évanouisse. Il devait repenser à son frère jumeau, à ce corps carbonisé que personne n'avait pu identifier et qu'il avait enterré sans être certain qu'il s'agisse bien de son frère. Ce qu'il devait ressentir à cet instant devait être terrible mais Jédédiah savait qu'Ethan remonterait la pente.
— Vous inquiétez pas pour lui ! Il est plus fort et courageux qu'il n'en a l'air.
— Tant mieux ! A présent, il n'a plus de regret à avoir. J'espère que l'on pourra à nouveau travailler ensemble, Feynes.
— Ne m'en voulait pas si je ne partage pas ce souhait, ajouta Jédédiah dans un sourire.
Shaw explosa de rire et prit l'épaule de Jédédiah dans un geste amical, comme il était de coutume de le faire entre officier de police. Jédédiah ne s'en formalisa pas, faisant de même et raccompagna Shaw jusqu'au véhicule de police d'Exeter qui était chargé de le ramener chez lui.
Alors qu'il regardait le véhicule s'éloigner dans la brume de la tombée de la nuit, Jédédiah ressentit une jubilation inattendue à l'idée que Marvin Wayne était désormais entre ses mains. Il ne voulait plus jamais entendre parler de ce type mais avant de le laisser pourrir derrière des barreaux, il avait quelques questions à lui poser.
Cela faisait une semaine que Jédédiah Feynes se préparait à affronter Marvin Wayne. Il n'en dormait plus la nuit, trouvait à peine l'appétit, fuyait tous ses collègues qui le harponnaient pour lui demander comment il allait s'y prendre pour obtenir ses réponses. Comment pourrait-il le savoir ? Jédédiah s'était imaginé mille fois face à Wayne, lui demandant pourquoi il avait tué sa femme et voulu faire de même avec sa fille. Il avait imaginé mille manières de lui faire avouer ses plus sombres secrets mais à présent que le jour fatidique était arrivé, il avait l'esprit étrangement vide.
En cette matinée pluvieuse de Mars, Jédédiah ne pouvait s'empêcher de penser aux victimes de Marvin, sa femme et sa fille. Par chance, Aéla avait survécu et était désormais en sécurité chez lui et son école de sorcellerie. Il ne remercierait jamais assez Dieu pour avoir épargné la petite fille et avoir fait que leurs chemins se croisent à nouveau. Aéla était sa fille désormais, plus celle de ce monstre. Mais quand était-il de sa défunte femme ? Jédédiah savait peu de choses sur elle, si ce n'était son nom : Wyla Jones, devenue Wyla Wayne après son mariage. Il existait peu de documents la concernant, un simple extrait de mariage qui indiquait qu'elle était née aux Etats-Unis, à Salem. C'était tout. Il n'existait même pas une photo de Wyla que Jédédiah aurait pu donner à Aéla pour qu'elle n'oublie pas à quoi ressemblait sa véritable mère. C'était comme si Wyla Jones avait surgit de nulle part et s'était évanouie dans la plus grande indifférence. Il n'y avait désormais plus qu'Aéla pour se souvenir d'elle mais jamais la petite fille ne s'était rendu sur la tombe de sa mère. Non pas que les Feynes le lui interdisent, bien au contraire, mais parce qu'elle n'en avait jamais exprimé la demande. Wyla, de là où elle était, était-elle triste que sa fille ne soit pas venu sur sa tombe une seule fois ?
Ce fut pour cela que ce matin-là, Jédédiah prit le temps de se rendre au cimetière de Southampton, avant de se rendre à la prison du Comté. A son grand étonnement, il ne lui fut pas difficile de trouver la tombe de Wyla Wayne. D'ailleurs, sur sa pierre tombale ne figurait que son nom de jeune fille. Celle-ci était faite en granit noir, les phases lunaires avaient été sculptées au sommet et écriture fine disait « Wyla Jones, Soeur et Mère, L'enfant de la Nuit a rejoint le monde d'en-bas ». Étrange comme épitaphe ! Mais plus étrange encore était le rosier qui avait poussé à travers la terre et qui s'enroulait autour de la pierre tombale, semblant provenir directement du cercueil enterré de Wyla. Ce n'était pas un rosier ordinaire car les magnifiques fleurs qui le composaient étaient noires comme la plus sombre des nuits. Jédédiah reste un instant à les observer, fasciné. C'était la première fois qu'il voyait des fleurs pareilles et malgré leur couleur lugubre, elles étaient les plus belles qu'il ait jamais vu.
Il secoua sa tête comme s'il avait été pris sous la coupe d'un enchantement et reporta son attention sur Wyla. Ou plutôt sur sa pierre tombale. Il déposa le petit bouquet de lys blancs qu'il avait amené avec lui, espérant qu'il plairait à feu Wyla Jones puisqu'il s'agissait des fleurs préférés d'Aéla. Il se racla la gorge, ne sachant par où commencer.
— Bonjour, Madame, commença t-il, maladroitement et se sentant idiot de parler à une morte. Je m'appelle Jédédiah Feynes. Nous ne nous connaissions pas de... De votre vivant mais je suis un des policiers qui est intervenu lors de votre... Votre assassinat.
Dieu, que c'était plus difficile qu'il ne l'avait cru ! Il avait l'impression d'être idiot et maladroit. Il n'avait pas éprouvé autant de difficulté à parler à une femme, fut-elle morte, depuis qu'il avait avoué ses sentiments à Poppie, bien des années auparavant.
— Je m'excuse de ne pas être venu vous voir plus tôt. Je n'ai pas d'excuse à vous fournir, si ce n'est que mon travail me prend trop de temps. Aéla va très bien désormais, continua t-il, conscient qu'il était là avant tout pour parler de la jeune femme. Elle a tellement grandi ! C'est devenue une belle jeune femme, à mon grand désarroi. Il y a tellement de garçons qui la regardent. C'est une... Une sorcière. Vous le saviez ?
Un corbeau s'envola depuis les branches d'un peuplier, tout prêt de là où se trouvait Jédédiah. Il sursauta, son coeur s'affolant aussitôt et sa main cherchant la présence réconfortante de son arme, dans son holster sur ses hanches.
Il prit cela comme une réponse.
— Elle est tellement extraordinaire ! s'exclama t-il, les larmes aux yeux. Je vous promet de vous l'amener un de ces jours, lorsqu'elle se sentira prête. Je promets aussi de revenir vous voir, aussi souvent que possible. Je jure que ce monstre ne s'en tira pas aussi facilement, Madame ! Il ne touchera plus à un seul cheveux de qui que ce soit et surtout pas d'Aéla.
Un croassement fendit le silence, comme si un nouveau corbeau lui répondait. Cette fois, Jédédiah ne sursauta pas. Il trouvait étrangement réconfortant que la nature lui réponde, ça le faisait se sentir moins idiot, moins seul. Peut-être que Wyla communiquait avec lui à travers ces corbeaux ? L'un d'entre eux, en plein vol, lui frôla la tête et alla se poser dans l'arbre.
— Je regrette qu'elle ne vous ait pas connu plus longtemps, Madame Jones, mais je vous promets de bien prendre soin d'elle.
Un vent léger et chaud s'enroula autour de Jédédiah, traversant son manteau et réchauffant sa peau. Il se sentit instantanément mieux et regretta qu'il ne dure que quelques secondes. D'infimes secondes durant lesquelles une rose noire se détacha du rosier, tombant au bas de la pierre tombale, juste devant ses pieds. Il l'a ramassa, prenant soin d'éviter les épines acérées de la fleur et la contempla. Elle était un ravissement pour les yeux. N'importe quel jardinier ou fleuriste serait fier de posséder une telle merveille mais Jédédiah garderait la rose pour lui seul. Il la considérait comme un cadeau de l'esprit de Wyla Jones, une sorte de marque de confiance qui lui donnait le droit de s'occuper d'Aéla avec la bénédiction de sa mère. Il espérait seulement que la rose ne fanerait pas dès le lendemain, comme n'importe quelle autre fleur de supermarché.
Il jeta un dernier regard sur la tombe de Wyla Jones, la rose noire entre ses mains gantées, et s'inclina poliment avant de faire volte face. Il rejoignit sa voiture, prêt à se rendre à la prison de Comté, la fleur délicatement posée sur le siège passager.
La prison du Comté du Hampshire était un endroit lugubre et déprimant. Il était évident pour quiconque passait devant, que les âmes enfermées à l'intérieur étaient les plus infâmes qui puissent exister en ce monde. Quelle personne saine d'esprit entrerait dans ce mouroir de son plein gré ? Et bien, pour sa défense, Jédédiah Feynes n'avait guère le choix. Il avait bien tenté de repousser la confrontation avec Marvin Wayne au maximum mais sa hiérarchie attendait impatiemment de lui qu'il fasse son boulot de flic et, surtout, qu'il découvre comment Marvin Wayne s'était échappé des flammes et retrouvé dans un autre Comté d'Angleterre sans que personne ne s'en rende compte.
Grâce à Dieu ! Ou plutôt, grâce à Wyla Jones, il trouva un semblant de réconfort dans la rose qu'il avait accroché au revers de son manteau, lui donnant un air de dandy qui aurait fait rire ses collègues. Mais il était seul et cette fleur était la seule chose magnifique dans cet endroit dont l'air était saturé par le désespoir et la misère humaine.
Il arriva devant un portail, à l'intérieur du bâtiment, jalousement gardé par un homme qui croyait l'impressionner. Jédédiah arqua un sourcil, nullement déstabilisé par la matraque que le garde tenait ostensiblement d'une main pataude. Si ce crétin voulait jouer à qui pisse le plus loin, Jédédiah pouvait sortir son trente-trois millimètres de son holster et l'affaire serait pliée. Heureusement pour le bougre, il n'avait pas le temps pour ces choses-là !
Il sortit son laissez-passer de l'intérieur de son manteau et le tendit au garde, qui le regarda en louchant bêtement.
— Marvin Wayne ?! beugla t-il en rendant le papier à Jédédiah. L'est à l'isolement c'lui-là ! Pouvez pas l'parler jusqu'à sa remise en c'llule.
— Mais comme vous l'avez lu sur mon laissez-passer, je dois interroger Wayne aujourd'hui ! siffla Jédédiah qui détestait perdre son temps avec un idiot pareil. Donc à moins que vous préfériez que je dérange le directeur pour qu'il vous l'explique en personne, vous allez m'ouvrir ce portail et m'amenez à Wayne.
— Pas l'peine d's'énerver ! marmonna le garde en sortant son trousseau de clé. J'fais c'qu'on m'dit et on m'dit d'laisser personne voir Wayne ! L'type tourne pas rond. L'a presque attaqué une infirmière l'autre jour. L'pauvre femme n'veut plus v'nir travailler ici. Sale histoire !
Jédédiah n'en avait strictement rien à faire mais n'en fut pas surpris pour autant. Marvin Wayne était un monstre, c'était de notoriété public dans la région depuis que l'affaire avait fait la Une des journaux, presque trois ans auparavant.
Le garde ouvrit la grille et le devança dans le couloir sur-éclairé au néon. Il supporta à peine le bruit de ses mocassins qui couinèrent sur le linoléum mais, par chance, la cellule de Marvin Wayne se trouvait tout près de la grille. Le garde déverrouilla la porte métallique et, à la grande surprise de Jédédiah, il découvrit derrière celle-ci une deuxième porte en vitre blindée.
— Sommes jamais trop prudent 'vec des s'lauds comme lui, fit le garde en voyant l'air ahuri de Jédédiah. J'vous r'mène une chaise.
Il partit en sens inverse, laissant Jédédiah seul face à la vitre, à travers laquelle il vit Marvin Wayne assis sur le sol d'une cellule capitonnée, les jambes contre sa poitrine, se balançant d'avant en arrière.
Le garde lui ramena une chaise et Jédédiah s'installa face à la vitre, espérant que Marvin se montrerait coopératif. Il ne doutait pas un instant que la communication serait compliquée, Wayne ayant eu l'idée morbide de s'arracher les oreilles. Jédédiah sortit son calepin et un stylo de son manteau et écrivit sa première question : « Comment avez-vous réussi à vous échapper des flammes ? », puis il toqua à la vitre pour attirer l'attention de Wayne.
Celui-ci resta prostré sur lui-même et continuait à sa balancer, ses lèvres bougeant comme s'il se murmurait des choses.
— Il répond jamais, l'informa le garde, en sortant sa matraque et donnant un coup avec sur la porte. Faut faire plus d'bruit pour qu'il réagisse, sinon il entend 'cause d'ses voix dans sa tête.
— Des voix dans la tête ?
— Ouais, M'sieur ! L'doc y dit qu'il est d'venu complètement maboul.
Voilà qui n'arrangeait pas les affaires de Jédédiah mais la matraque avait au moins eu l'avantage d'attirer l'attention de Marvin Wayne.
Le criminel lui jeta un regard, visiblement intrigué d'avoir de la visite sans vraiment savoir si c'était réel ou non. Il s'approcha doucement, se traînant sur le sol comme un animal apeuré mais lorsque ses yeux cernés et vides se posèrent sur sa boutonnière où la rose noire trônait fièrement, Marvin leur montra toute l'étendue de sa démence.
Il jeta dans un coin de la pièce, les mains plaquées sur ses oreilles qui n'entendaient plus rien, hurlant de tous ses poumons des mots incompréhensibles. Il recommença à se balancer d'avant en arrière, toujours plus fort contre le mur qui, même s'il était capitonné, n'en restait pas moins dangereux pour un aliéné comme Wayne. Ses yeux ne cessèrent de fixer la rose noire, ses cris devenant toujours plus aiguës.
— J'vous l'avais dit, commenta le garde d'un ton paisible. L'est complètement maboul ! M'étonnerais pas qu'vous en tirerez rien.
Alors que Jédédiah cherchait encore à expliquer rationnellement la réaction de Marvin, celui-ci se mit à convulser sur le sol, de la bave s'échappant de sa bouche.
— L'avale sa langue, le s'laud ! hurla le garde, ameutant deux de ses comparses qui guettaient dans le couloir.
Il ouvrit la porte vitrée et tous trois s'engouffrèrent dans la cellule, essayant immédiatement d'empêcher Marvin Wayne d'avaler sa langue.
Jédédiah ne pouvait plus rien faire désormais, ni un autre jour d'ailleurs. L'esprit de Marvin Wayne était trop abîmé pour pouvoir livrer tous ses secrets. Il en fut contrarié, certes, mais il reconnut qu'il éprouvait une certaine forme de pitié pour Wayne. Qu'est-ce qui l'avait mis dans cet état ? Qu'est-ce qui pouvait tourmenter et effrayer quelqu'un au point de s'arracher les oreilles, de se mutiler et d'avaler sa langue ?
Alors qu'il retournait à sa voiture, Jédédiah posa les yeux sur la rose noire à sa boutonnière, toujours aussi étrange et magnifique. Comment une simple fleur avait pu faire perdre l'esprit à un homme ?
Tout cela était étrange ! Bien trop étrange pour un esprit aussi pragmatique que celui de Jédédiah Feynes.
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Tale of Jedusor : les jeux du sort
Fanfiction« - Vous êtes faible ! Vous ne connaîtrez jamais l'amour. Je vous plains sincèrement ! Voldemort abaissa quelques instants sa baguette, un sourire grimaçant sur les lèvres. Qu'est-ce que ce sang-mêlé de Potter venait de lui dire ? Il eut terriblemen...