J moins quatre avant le réveillon.
Dans la rue bourdonnent les rumeurs de l'effervescence des fêtes de fin d'année. Le brouhaha de la ville s'intensifie : les mamans se pressent pour courir les magasins et acquérir le cadeau dernière technologie du bambin chéri-adoré alors que leurs marmots braillent et se roulent par terre. Scène qui indiffère des improductifs de la société et impatientent les conducteurs, les pneus crissent, les voitures klaxonnent.
Au sein de la Collectivité, le silence a regagné ses galons. La Tour Administrative est aussi tourmentée qu'un cimetière : les téléphones ont cessé de sonner, les courriers croupissent quelque part et n'atteindront pas leurs destinataires, les dossiers commencent à fermenter, les ordinateurs sont allumés en mode veille, les services tournent au ralenti, la motivation est en berne, les rares êtres humains qui peuplent le bâtiment durant cette période de vacances scolaires lambinent encore plus qu'à l'habitude.
Vu que je croule sous le néant, j'en profite pour descendre les six étages qui me séparent de Raffaella et de Soraya. Autant s'entretenir de visu en lieu et place des traditionnels échanges virtuels.
Esseulées au cœur de cette vieille tourelle édifiée dans les années 70, haute de près de trente étages ; invisibles au cœur d'un système public qui ne voit en elles que deux matricules à cinq chiffres ; perdues dans un gigantesque service social à écouter se lamenter des collègues trop geignardes et à endurer au téléphone les misères de personnes âgées qui toujours râlent, se plaignent, voire les insultent, mes deux amies se fanent littéralement. « C'est bien pire que ça, m'assure Soraya. Regarde-moi bien. Je suis en pleine déliquescence physique et mentale. » Toutes deux comptent les minutes qui les séparent du jour férié tant attendu.
Après les traditionnelles embrassades, après les "Que prévois-tu à Noël ?" et « Quels cadeaux as-tu déniché ?", nous échangeons diverses anecdotes. Bien évidemment, je ne peux m'empêcher de narrer les dernières bizarreries de J-E.T.et Raffaella me narre la dernière facétie de Miss Gudu.
L'H&M fashion victim a été aperçue en train d'arroser le grand ficus qui trône dans le bureau du chef de service. C'est mignon tout plein, me direz-vous. Elle fait preuve de beaucoup d'attention en l'absence du patron, n'est-il-pas ! D'autres prétendront qu'elle devient un brin flagorneuse afin de s'attirer les faveurs de la hiérarchie. Sauf que le ficus en question... attention : roulements de tambours...est on-ne-peut-plus synthétique et qu'elle s'évertue à en prendre soin depuis le début du mois. Pire on l'aurait même surprise en train de lui parler.
Animaux Morts époussète de temps en temps ses feuilles d'un vert Tergal éclatant. Elle aura donc forcément remarqué au toucher que cette plante est artificielle. Dans ce cas, cela soulève une question : pourquoi Géraldine Lesieur alias Animaux Morts n'a point stoppé l'aqueuse générosité de sa copine ?
Pour en avoir le cœur net, nous nous rapprochons de Géraldine :
« Bah c'est Gloria, déclare Animaux Morts.
- Gloria ? nous répétons en chœur.
- Ben vi c'te plante ! Qu'on l'a appelé comme ça.
- Vous avez baptisé un ficus Gloria ! nous nous étonnons en chœur.
- Ben c'est joli comme nom Gloria pour une plante verte, hein !
- Et alors ? nous demandons en chœur.
- Ben pendant que le chef qu'i'est en vacances au ski, eh ben nous, on en prend soin : Sonia l'arrose et moi j'i enlève toute la poussière de d'ssus les feuilles.
- N'as-tu pas remarqué que Gloria..., débute Raffaella.
- ... avait quelque chose de..., je poursuis.
- ... différent des plantes naturelles ?, achève Soraya.
- N'empêche qu'on s'est arrangées comme ça, moi et Sonia ! »
Un grand silence s'en suit durant lequel Soraya, Raffie et moi nous sommes observés longuement. La première a haussé les épaules et levé les yeux au plafond – plafond recouvert de dalles blanchâtres pour masquer moisissures et amiante. La deuxième a pris une mine ahurie, lèvres pincées et joues gonflées avant d'émettre un profond soupir. Quant à moi, j'ai exprimé mon décontenancement en ouvrant la bouche et en demeurant figé. Avions-nous basculé dans la 7ème dimension ?
Animaux Morts s'est levée, a traversé notre trio la tête haute, a ouvert la porte et avant de la refermer :
« Ben qu'esse vous avez ? Z'aimez pas les plantes ? J'vais arroser Gloria et y r'tirer toutes les mauvaises ondes négatives que vous l'y envoyez ! »
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CHRONIQUES DE BUREAU
HumorEn parallèle de la "SAGA DES SIRÈNES" ancrée dans le monde antique et la mythologie, je t'invite à découvrir une fiction très différente qui s'inscrit dans notre société actuelle. Jérémy (quelle coïncidence que le prénom du héros !), agent administr...