33. AVEC EXCEL, TU N'EXCEL-LERAS PAS ! ou L'EXTASE MYSTIQUE

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Plus d'un mois auparavant, j'avais déjà consacré deux heures de mon temps à expliciter à sieur Jean-Eudes les bases essentielles du logiciel Excel. Un topo que je voulais concis et pragmatique.

J-E.T. avait écouté de manière quasi religieuse hormis quelques questions empressées que je qualifierais de... totalement stupides. Un vieux dicton préconise de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Un autre signale qu'il n'y a pas de questions stupides, seules les réponses peuvent l'être.

Votre point de vue changerait du tout au tout face à Jean-Eudes Trusq ; vous abandonneriez toute velléité et vous soutiendriez que seuls les gens qui posent ce genre de questions stupides sont vraiment stupides.

J'en veux pour preuve les interrogations suivantes pour lesquelles je n'ai toujours pas compris s'il plaisantait ou pas :

« Pour affichêêr toutes les colonnes dans un seul et mêêême tableau, vââis-je devoir commandêêr un écran plus grand ?

« Quand tu fââis réfêêrence à la cellule active, il ne s'agit pas d'une cellules pêênitentiaire ? On peut toujours en sortir de celle-là, n'êêst-ce-pas Jéérêêmy ?

« Jéérêêmy, dis-môôi pourquôôi on appelle ça un classeur ? Je dois le rangêêr dans mon armoire aprêês ?

« J'ââi compris qu'Excel peut faire des additions, mais êêst-ce qu'il peut fââire aussi des soustractions ?

« En fââit, Excêêl c'êêst comme une espèce de "calculatrice gêêante" (il mime les guillemets avec ses doigts) ; dans ce cas, pourquôôi je n'continuerââi pas à me servir de ma calculatrice ?

Et de conclure : « Jéérêêmy, avec Excel, tu excelles ! »

Son jeu de mot à deux balles le plongea dans une hilarité qu'il tentait de contenir. Il gloussait sur place ; ses yeux s'embuaient de larmes tant il était fier de sa trouvaille.

Bien évidemment, comme il n'avait pris aucune note, il comptait tout mémoriser. Toutefois, j'aimais à supposer qu'il semblait avoir pigé le fonctionnement général du tableur.

***     ***     ***

Aujourd'hui, en milieu de matinée, je prenais un malicieux plaisir à l'observer cafouiller : il soufflait, il grommelait, il se mordait les lèvres, il se grattait le crâne. Il se dandinait sur sa chaise puis se recalait au fond de son fauteuil avant de trouver une position confortable. Les yeux rivés sur l'écran, il s'acharnait sur la souris, sur la molette, il cliquait sur les boutons avec frénésie, il bringuebalait la souris non Bluetooth en direction de tous les points cardinaux, comme si ce boîtier ergonomique détenait la solution miracle à son incompétence notoire.

Au bout d'une vingtaine de minutes, il explosa : « Excel, ça m'excêêêde ! » ce qui eut pour influence de modifier son humeur de façon considérable. La libération de ce poids l'engagea sur la voie – néfaste pour moi, cela va sans dire – de la logorrhéeïte aiguë : « As-tu remarquêêê cette sublime homonymie, Jéérêêêmy ? : Excel/excède. En outre, voilà que je me transforme en poète, je fais des rimes : homonymie et Jéérêêêmy. Plus fort encore, je parle de toi et j'emploie le préfixe homo. Où va s'arrêêêter le phêêênoménal talent du grandiose Jean-Eudes Trusq ? »

Pour stopper net son autocongratulation diarrhéique, je m'intéressais de plus près à son problème.

Après l'avoir questionné, je lui réexpliquais en long, en large, en travers, en diagonale et en zig-zag les bases d'Excel, en particulier le publipostage, c'est-à-dire comment créer un tableau simple et de quelle manière relier le dit-tableau à un courrier préexistant dans Word.

Après lui avoir accordé une heure de mon précieux temps chronométré de fonctionnaire moyen, je retournai m'asseoir en face de lui et scrutais ses futures réactions du coin de l'œil.

En toute normalité, son attention aurait dû être focalisée sur le tableau à remplir ce qui devrait se traduire, en toute logique, par un bruit de tapotage sur les touches du clavier dans le but de renseigner les diverses cellules, lignes et colonnes...

Or pas un bruit. Pas un mouvement. Rien de rien. La paralysie totale dans un grand silence monacal. Durant près d'un quart d'heure, il demeura ébahi face à l'écran, la main agrippée sur la souris avec de rares cliquetis et un air crispé sur le visage !!

J'attendais avec une impatience quasi jubilatoire la future question à-la-con qu'il allait forcément me poser... Et qui ne devrait point tarder... Fourbe que j'étais !!

Bientôt vingt minutes qu'il paraissait en extase, quasi en pâmoison devant des cases vides...

Allez pose-la ta question débilissime. Qu'on en finisse ! Je sais parfaitement que tu es perdu et je devine que tu as peur de passer pour un con devant moi.

« Voilà, dit-il, j'ai intitulé ma première colonne "Monsieur", la deuxième "Madame" et la troisième "Mademoiselle". Je fais quoi à présent ? »

Quasi une demi-heure pour pondre trois mots sur une même ligne alors qu'il convient de les disposer en menu déroulant dans une même colonne !!

Bon sang, il n'a toujours rien compris ! Catastrophique ce mec ! Je crois que l'on va devoir tout reprendre depuis les débuts et revoir ensemble toutes les bases. C'est un cas désespéré à ce niveau-là !

Je vais peut-être appeler la "femme de sa vie" en renfort. On ne sera pas trop de deux.

En plus, la diplomatie de Sandrine est légendaire. (Oui c'est une antiphrase.) 

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