Deux charmantes dames occupaient le bureau au fond du couloir dans lequel on m'avait placardisé. A titre provisoire, avait précisé Jessica. Toutes deux à l'aube de leurs retraites respectives (et libératrices !), leurs compétences, plus les années d'expérience acquises au cœur même du Système, en faisaient de précieuses alliées. Quelle bouffée d'oxygène de côtoyer des femmes ouvertes d'esprit et érudites dans des domaines très variés ! Elles m'apprenaient les arcanes du métier et, en parallèle, nous discutions littérature, peinture, architecture, économie, politique,...
On m'avait confié le secteur "Danse, Musique et Théâtre", vaste domaine qui regroupe du classique, du contemporain et du moderne avec moult variantes. Ma première mission consistait à recenser les différents dossiers empilés depuis quelques mois*, à référencer les pièces administratives manquantes et à envoyer un accusé de réception aux compagnies artistiques. Bref pas besoin d'un BAC + 5** pour réaliser cette tâche rébarbative.
*La "Direction" avait préféré taire le temps de croupissement de ces dossiers. Cependant l'un d'entre eux avait aiguisé ma curiosité : il datait de début février. Les tampons et autres dateurs faisaient foi.
** Diantre !, j'ai un putain de BAC + 5.
Des courriers type préexistaient dans la bécane, il n'y avait donc rien à inventer. Je me contentais de lister tous les documents omis : « J'accuse réception de votre demande et vous invite à compléter votre dossier au moyen des pièces mentionnées ci-dessous :... » S'en suivait une énumération de papelards administratifs officiels. Après l'attente des premiers jours, j'expérimentais à présent l'ennui.
Le courrier s'achevait par le prénom et le nom de la responsable du service (en police Arial, taille 11) et par la dénomination de sa fonction au sein dudit service ; le tout espacé par un saut obligatoire de trois lignes pour griffonner un gribouillis que d'aucuns appellent signature.
K.K.*
La Responsable du Bureau de la Culture Décadente.
*Afin de préserver l'anonymat de la responsable du B.C.D., je la désignerais désormais par ces deux initiales K.K. qui traduisent toute l'estime et l'affection que je lui porte.
Je dénombrai soixante-trois dossiers, soit soixante-trois courriers à rédiger et à imprimer.
Pour simplifier les calculs, je fixerais un chiffre rond : soixante.
Je m'appliquais à disposer un par un chacun des courriers dans des parapheurs aux pages cartonnées rose Chamallow ; chaque feuille était maintenue sur la page cartonnée par deux trombones : un tout en haut et l'autre sur la tranche droite. Je déposai les deux parapheurs remplis au secrétariat, aux côtés de Jessica.
En tant que fonctionnaire qui change de service, je connais assez bien les méandres du système en interne. Je devinais un probable retour des parapheurs pour diverses corrections et/ou modifications. De plus, comme j'étais encore peu opérationnel sur le poste, je n'étais pas à l'abri d'une faute d'inattention ou de frappe.
Maintenant, revenons au présent de l'indicatif pour savourer pleinement la réalité temporelle.
Les 2 parapheurs regroupant les 60 courriers séjourneront au moins quinze jours au secrétariat avant que K.K. daigne y poser un œil. Son bureau jouxte celui du secrétariat, soit, entre les deux pièces, près de cinq mètres à parcourir. Déplacer deux malheureux parapheurs d'une porte adjacente à l'autre s'avérait pire que le supplice de Sisyphe avec son rocher.
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CHRONIQUES DE BUREAU
HumorEn parallèle de la "SAGA DES SIRÈNES" ancrée dans le monde antique et la mythologie, je t'invite à découvrir une fiction très différente qui s'inscrit dans notre société actuelle. Jérémy (quelle coïncidence que le prénom du héros !), agent administr...