8h24. Comme d'hab, je suis en retard. Non pas à cause d'une panne d'oreiller, plutôt à cause d'une panne de volonté !
8h25. Point de Jean-Eudes en vue. Toutefois, son manteau déposé avec méticulosité sur un cintre suspendu au porte-manteau perroquet m'indique que l'énergumène est parti en balade loin de ses obligations professionnelles.
8h26. A peine le temps de m'installer que le gnome endimanché apparaît dans l'embrasure de la porte. Vêtu d'un T-shirt blanc, col rond, manches longues (je reviens sur le sujet tout de suite après) ; d'un chino uni couleur taupe, quatre poches, finitions et surpiqûres travaillées (j'ai l'œil !), dont il a retroussé le bas pour laisser les cheville apparentes – et pour se la jouer d'jeunes ; et affublé de baskets basses (des Levi's ?) couleur gris et blanc, fermeture lacets, il tient son mug* de café dans une main.
* Qui représente une femme allongée sur un divan, les bras croisés derrière la tête, couverte d'un voile transparent qui suggère ses formes généreuses : une allégorie entre lubricité et psychanalyse.
Il intercepte mon regard qui s'est attardé une seconde de trop sur ces fripes hors de prix.
Jean-Eudes s'empresse de se pavaner, fier comme Artaban*. Fier d'exhiber ce T-shirt sur lequel est placardé une sorte de robot noir aux traits grossiers planté entre une galette-soleil jaune vif et une maison informe noire aux traits grossiers. Serait-ce là la perspective d'un Jean-Eudes vue par un moufflet de trois-quatre ans qui aurait gribouillé un corps rectangulaire, une tête cubique aux yeux rouges injectés de sang, deux bras aux mains griffues de quatre doigts et des poteaux en guise de jambes ?
* Qui est donc ce mystérieux Artaban dans l'expression ?
Avec son arrogante éloquence, il s'emballe à discourir sur cette pseudo-œuvre :
« N'êêêst-ce pas ab-sôô-lûûû-ment-mâââ-giiiiis-tral, Jéérêêêmy ? »
Ma moue dubitative traduit mon profond dégoût.
« Il s'agit là d'une crêêêation totalement originale – et unique !, griffêêe Astrid Têêê. Êêêt cousue main par Astrid Têêê. elle-même. Pour preuve, c'êêst notêê juste ici dans le dos. ab-sôô-lûûû-ment-mâââ-giiiiis-tral ! Qu'en penses-tu Jéérêêêmy ? Ne trouves-tu pas cette crêêêation ab-sôô-lûûû-ment-mâââ-giiiiis-trale ?
Cette forme interro-négative, prononcée avec ce pseudo-accent bourgeois suranné et répétée trois fois, m'obligerait presque à acquiescer en ce sens ; J-E.T me soûle déjà.
Au lieu de rétorquer absolument monstrueux, j'opte pour une vérité adoucie – en détachant les syllabes avec une pointe d'ironie qu'il ne perçoit pas :
- Ce n'est ab-so-lu-ment pas mon style.
- Bien êêvidemment. C'êêst naturel quand on ne s'êêst pas trouvêê en matière vestimentââire, on ne sââit pas apprêêcier le gêênie. Cette œuvre tout simplement mâââ-giiiiis-trale a été peinte par Ange-Mathieu.
Tiens donc ! Et qui c'est encore celui-là ?!
- Ange-Mathieu, soufflé-je d'un air consterné.
- Tu ne connâââis pas Ange-Mathieu Jéérêêêmy ? J'aurais dû préééciser (il pointe son index accusateur dans ma direction) : Ange-Mathieu Têêê ce qui t'aurait permis de faire le lien avec son illustre génitrice. Ange-Mathieu, surnommêê A'M dans le milieu, êêêst le gêêênie mis au monde par la divine, sublime et non moins éblouissante Astrid Têêê.
- Jamais entendu parlé de lui.
- Ce maillot êêst tout de même fâââ-bûûû-leux, n'êêst-il pas !
- Je ne suis pas réceptif à ce type de néo-expressionisme primitif. Les hommes préhistoriques dessinaient aussi bien, voire même mieux ! Y'a qu'à voir les grottes de Lascaux par exemple...
- Ça n'a rien de comparable ! Normal que tu n'y connaisses rien en art Jéérêêêmy, tu mêêlanges tout. Tes lacunes sont abyssales en la matiêêre. Heureusement que Jean-Eudes êêst là pour parfaire ton éééducation. »
Pitié, faites-le taire ; il m'épuise de si bon matin.
Il entre alors dans des détails superfétatoires à propos d'une sombre affaire familiale à l'origine de la séparation entre la mère et le fils. Ange-Mathieu a fui sa famille qui refusait de glorifier son talent. Il s'est exilé en Amérique, là où tous les rêves sont possibles. Sans le sou, il dessina ses premiers robots dans les stations de métro de New York et il vécut sous les ponts avant de finalement rencontrer le succès. Un pygmalion richissime l'aurait sorti de cette misère pour investir une galerie d'art dans le quartier avant-gardiste de Chelsea.
Après cette biographie qui traînailla en longueur et dont je ne garde en tête que les grandes lignes, il m'avoue à demi-mots que, même s'il n'avait pas apprécié le motif, même s'il avait détesté le coloris, même si aucune taille ne convenait à sa carrure, même s'il avait exécré la coupe du vêtement, même s'il avait dû parcourir toutes les régions de France et de Navarre, il aurait coûte que coûte acheté ce T-shirt en édition ultra-limitée. Pour quelle raison ?
Parce que c'est Astrid T.
Parce que c'est Ange-Mathieu T.
Parce que c'était elle, parce que c'était lui.
Pendant qu'il parodie Montaigne, je prends conscience qu'il a perdu tout sens des réalités, tout sens critique et tout discernement du bon goût. Le prestige de la marque et le gage de l'œuvre suffisent-ils à déclencher une réaction d'une aveuglante stupidité ? Puis-je vraiment en attendre une autre de sa part ?
La vérité, j'en suis persuadé, est ailleurs : dans les mains d'un petit garçon qui, lors de la fête des voisins, à l'aide d'un pinceau et de trois tubes de gouache, a dessiné cette horreur sur l'un des T-shirt blanc qui traînait par mégarde. Les parents du mouflet louèrent les dieux d'avoir donné naissance à ce talent prometteur ; ils l'assimilaient déjà au futur Mozart de la peinture. J-E.T. l'acheta pour une bouchée de pain et décida de coudre, au niveau du col, une ancienne étiquette Astrid T. qu'il avait conservée. Et hop, l'illusion était parfaite, le tour était joué. Sans nul doute, ce T-shirt prendrait de la valeur dans les années à venir... Mais Jean-Eudes ne sera plus de ce monde pour le réaliser.
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CHRONIQUES DE BUREAU
HumorEn parallèle de la "SAGA DES SIRÈNES" ancrée dans le monde antique et la mythologie, je t'invite à découvrir une fiction très différente qui s'inscrit dans notre société actuelle. Jérémy (quelle coïncidence que le prénom du héros !), agent administr...