39. DEJEUNER MADE IN CARROUF

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11h57... Mes yeux luisent d'impatience.

11h58... Je ferme les fenêtres et applications windows sur l'écran.

11h59... Tic tac tic tac. Je trépigne sur place.

12h00... hourra li-bé-ra-tion !

Je bondis hors du fauteuil, saisis mon écharpe, enfile mon manteau et déguerpis à grandes enjambées loin du Jean-Eudes, loin du Bureau de la Culture Décadente et loin des inepties administratives.

Comme tout fonctionnaire qui se respecte, j'ai les yeux rivés sur l'horloge... celle située en bas dans le coin droit de l'écran de l'ordinateur, plus celle affichée sur le poste téléphonique, auxquelles s'additionnent l'heure sur la montre / le téléphone portable / la tablette électronique / le réveil de bureau. Au cas où ces instruments tomberaient en panne tous en même temps de manière foudroyante, suffit de se fier aux collègues : à midi pile, les couloirs grouillent de talons et semelles en cuir / en caoutchouc / en plastique / en gomme / en synthétique.

12h15... Je flâne dans la ville sans réel but. Je vagabonde dans les magasins de livres / disques / DVD / jeux vidéos / high-tech / papeterie / vêtements / chaussures / déco intérieure sans succomber à l'attrait des promotions / soldes monstres / offres exceptionnelles / dernière démarque / bonnes affaires / réductions de folie / 2 acheté, le troisième offert / liquidations pour travaux ou fermeture / remise de 30% / petits prix. Face à ces vitrines de la tentation, je perds toute notion de temps. Un rapide coup d'œil à la montre et...

12h56...Par la barbe de Zeus, le temps passe vite – trop vite ! Je n'ai toujours rien acheté pour déjeuner.

13h07... Au rayon frais de Carrouf', je m'empare d'une salade de chou blanc avec dés de tomates et morceaux d'abricots, 300 g, 2,79 €. De très bon augure pour mes papilles.

13h11... Je prends place dans la file d'attente.

13h16... Le code-barres de l'article du client qui me précède n'est pas identifié.

13h17... La caissière décroche le combiné téléphonique.

13h18... 13h19...Mon regard est à l'affût d'une autre caisse qui se libérerait...

13h20... Je patiente... 13h21...

13h22... Un rollerboy surgit et claironne le prix.

13h23... La caissière tapote un code sur son clavier.

13h24... Le client paie son produit.

13h25... Enfin mon tour !

13h26... Je m'acquitte en espèces de la facture pour ma frugale collation.

13h27... Je pique un sprint avec la sacoche en bandoulière et la salade sous le bras.

13h38... En nage, je m'effondre dans le fauteuil en face de J-E.T.

13h40... Plus de trente minutes de retard sur mon horaire habituel. Qui s'en soucie ? Pas moi assurément.

13h41... Je retire l'opercule sur la boîte en plastique et j'avale une fourchetée.

Jean-Eudes mate ma salade avec un air suspect. Je sens son regard pesant.

Avant qu'il ne prononce une quelconque parole, je satisfais sa curiosité :

« Salade de chou blanc avec dés de tomates et morceaux d'abricots, 300 g, 2,79 €, en provenance directe de Carrouf'.

Il me dévisage avec cet air snob de dégoût et me crache à la figure :

« Beurk ! Toi, Jéérêêêmy, tu vas à Carrouf' ?! »

- Parce que Môô-ssieu Trusq – lui – ne traîne pas dans ces temples de la surconsommation, peut-être ?

- Que nenni ! Je ne vais pas fêêire mes courses là où se rend la... la populace. (Quelle sainte horreur pour son amour propre que de côtoyer la populace dans laquelle il m'inclut ! Il est bien au dessus de cela.) J'achète mes fruits et légumes et autes produits frais au marché, chez mon boucher, chez mon boulanger, chez mon épicier, chez mon maraîcher. Je fêêis vivre le commerce de proximitêêê. (Je ne peux que l'approuver dans sa démarche.) C'est bon ton machin plein de conservateurs, de graisses et de cancer ?

- Ouaich, ch'est bon, dis-je en mâchant.

- Fais-moi plaisir, ce sont des produits bas de gamme, va t'alimenter ailleurs.

- S'il ne suffit que de cela pour... te faire plaisir ?, répété-je d'un air narquois.

- Ce n'étêêit pas une proposition sexuelle, je te rassure.

- Cesse de dériver toujours vers ce sempiternel sujet.

- Mais le sexe, c'êêêst l'essence même de ma vie, ma raison d'être, d'existêêêr, de respirêêêr, c'êêst trop bon et il faut en profitêêêr. Ne fêêis pas ta frustrêêêe Jéérêêêmy.

- N'emploie pas le féminin pour parler de moi, s'il te plaît. Ce n'est pas parce que je suis gay que je te donne la permission de t'adresser à moi avec ce ton désinvolte. »

Cela nous éloignait du sujet initial.

Je le laissais partir dans ces délires avant de le questionner :

« Tu ne t'es donc jamais rendu dans ce genre de grand centre commercial ?

- Si bien évidemment. Il y a plus d'une dizêêêine d'année au moins. J'êêi failli fêêire une apoplexie dans le rayon mode. Tu te rends compte Jéérêêêmy : ils n'ont mêêême pas de vêtements griffêêês Astrid T. ? C'est intolêêêrable. »

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