CHRONIQUES DE BUREAU

11. VACCIN ANTIGRIPPAL

Je l'avais noté en majuscules sur le bloc éphéméride et cerclé plusieurs fois :

VENDREDI 4 NOVEMBRE : VACCINATION CONTRE LA GRIPPE SAISONNIÈRE

En milieu de matinée, j'enfile casquette, écharpe et blouson* et je déserte – avec un plaisir non dissimulé – le bureau – et le service public. Rien de tel qu'une promenade citadine pédestre dans le vent pour s'aérer l'esprit et respirer à pleins poumons les micro-particules de pollution ; ça change du train-train quotidien.

* Le service médical est délocalisé.

Attisé par la curiosité, J-E.T. m'intercepte dans le couloir :

« Je pars faire le vaccin contre la grippe, expliqué-je.

- Ça se situe où maintenant la Mêêêdecine du Travail ? demande-t-il.

- Au rez-de-chaussée dans le bâtiment loué par la Collectivité, rue... je-ne-sais-plus-quoi. C'est à deux stations de métro d'ici.

- J'irêêêis peut-être le fêêêire aprèès ton retour. Quoique, ajoute-t-il avec son air hébété, je ne suis pas à jeun. »

L'idiot ! Il confond avec une prise de sang.

  ***     ***     ***

Une fois sur place, dans le hall d'entrée qui sert aussi de salle d'attente, j'entends puis aperçois de dos Miss Gudu en grande discussion avec d'autres collègues.

Quelques bribes se glissent jusqu'à mon pavillon auditif :

« Je t'assure que Johnny Depp, il a rompu avec Amber (Qui ça ?). J'l'ai lu dans Public. (Une référence indéniable en matière de journalisme et de littérature.) Et i' disent aussi' qu'il est alcoolo et toxico. Le trop trop trop trognon Johnny... Alcoolo ? J'y crois pas une seconde. Tout ça c'est d'la faute à cette fadasse de Vanessa Paradis ; il aurait jamais dû l'épouser... Et t'as vu c'qu'a encore fait Justin Bieber ? »

Je tourne la tête à droite puis à gauche : aucun endroit pour me planquer... à part derrière un ficus décharné.

Trop tard, elle s'est retournée et m'a repéré. Elle crie avec discrétion :

« Hé Jéjé ! Jééjéé. Hiou ouh ! »

J'arbore mon plus joli sourire de façade et évite de l'insulter pour utilisation de surnom horripilant.

Elle a l'air heureux de me voir. Ce n'est guère réciproque.

Après les amabilités d'usage, les "Kesse-tu-deviens ?" respectifs, les "Ça-va-ton-boulot ?" (alors que ni l'un ni l'autre n'en avons strictement rien à secouer !), les préoccupations météorologiques automnales (C'est dingue ce vent en ce moment ! Et toutes ses feuilles qui tombent !), j'essaie de me dépêtrer de son discours du vide afin de remplir les formalités.

« Ah vouais, faut qu'j'le fasse aussi, s'empresse-t-elle de préciser. J't'accompagne. »

Pour chaque vaccination, il convient de renseigner son nom sur un listing ainsi que le service auquel on appartient. Un questionnaire préalable nous est également remis dans lequel sont à cocher les éventuels risques en cas d'hypersensibilité avérée à l'un des excipients. Si par exemple, vous êtes allergiques aux protéines de l'œuf ou du poulet ou à diverses substances présentes, vous faites une croix dans la case correspondante. Une signature suffit pour valider le fait que l'on a bien pris connaissance des éventuels "risques" que l'on encourt.

Penchée par dessus mon épaule, mon ex-collègue s'étonne :

« R'garde Jérémy c'qui est marqué là : à l'œuf, aux protéines de poulet, à lova... lova... C'est pas une chanson de Superbus ça ? Et elle se met à me chanter dans les oreilles : Lova lova lova, des na na na na comme toi... sans-ta-bou sont en haut du na na na... Rooh zut, j'men rappelle p'us bien.

- A l'ovalbumine, corrigé-je. C'est la protéine de...

- Ben dis donc, quand t'es allergique à tout ça ! Ch'sais pas comment qu'tu fais. Et ne pas signaler (elle lit en s'aidant de son index) les intolérances digestives. Ah bah ce soir, moi j'pensais justement acheter du poulet grillé. Tu vois c'lui qui tourne avec une broche dans l'cul. Il est trop bon avec sa peau toute craquante et je connais une super boucherie tout près de chez moi... Eh bé j'dois surtout pas manger de poulet ce soir et pas d'œufs alors si j'fais l'vaccin ! Pass'que d'façon j'aime pas les œufs, mais le poulet quand même, faut pas exagérer, hein ! C'est Kiki qui va être trop déçu. (Kiki c'est son mec, pas son chien.) »

Je laissais Miss Gudu divaguer dans cet amalgame métaphysico-culinaire alors que je me demandais qui de l'œuf ou de la poule était moins tarte que Miss Gudu.

***      ***      ***

De retour au bureau, je jouais la comédie devant J-E.T. :

« L'infirmière m'a raté. Ça fait mal. J'ai une énorme bosse là où elle m'a piqué, près du biceps. Le produit ne s'est pas bien diffusé. Je suis bon pour un énorme hématome. »

J'ai lu de la terreur dans son regard et sa couardise a vite repris le dessus.

Résultat : il n'a pas fait le vaccin.

Mais il n'a pas chopé la grippe pour autant. Triple zut !