40. AVEC EXCEL, TU N'EXCEL-LERAS PAS !

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ou FRAPPÉ PAR LA FOI ou LE BÊLEMENT SUPPLIANT

« Assez de ces foutus tableaux !! J'en ai assez, beugla Jean-Eudes. J'êêi envie de tout plaquêêr, de tout laissêêr tombêêr et de me barrêêr d'ici. »

Partir d'ici ? Quelle douce mélodie ! J'étais prêt à sortir les pompons et ma panoplie de cheerleader pour l'encourager à mettre en œuvre cette bonne parole : « Donnez-moi un "J", Donnez-moi un "E", Donnez-moi un "T" ; Casse-toi Jean-Eudes ! » Je m'extirpe de cette belle illusion lorsqu'il bougonne :

« Mêêeis Jéérêêêmy, comment fêêis-tu pour t'en sortir avec ce... ce machin ! C'êêst incomprêêhensible pour tout être humain normalement constituêêe. »

Bien sûr, J-E.T. fait référence au torturant tableur Excel sur lequel il planche depuis maintenant des temps immémoriaux. Balloté par les remous de cellules mouvantes, secoué par la houle des lettres, englouti par les vagues de chiffres, ses neurones tentent de se maintenir en surface. Son incompréhension notoire surnage autant que faire se peut. Il ne rame plus ; il a coulé. Il ne galère plus ; il a sombré. Il ne nage plus, il s'est noyé. Il a fait naufrage et il a déposé les armes. Abandon total.

« Tu n'as pas envie de les faire, Jêêjêêe ?

- D'abord tu oublies illico ce genre de diminutif avec moi, OK! ! Ensuite, je t'ai apporté tous les éléments nécessaires pour mettre en œuvre ton publipostage. Si au final, tu ne t'en sors toujours pas, tu réclames une formation.

Une fois de plus, je parlais dans le vide. Il fixait avec insistance la croix design autour de mon cou. Croix en argent que je porte de manière non ostentatoire sur une chaîne d'argent, sans aucun rapport à la religion, juste par goût.

- C'est vrêêi que tu en as déjà assêêz avec ta croix. (Et il se marre tout seul tel un petit ressort qui tressaille.) Je suis très biblique ce matin... Allêêêêêz aide-moi, s'il te plêêêêêêit, je ne m'en sors pas. »

Las, je pousse un long soupir d'accablement. Si je dédaigne de lui porter secours, il m'enquiquinera toute la fin de la matinée et une bonne partie de l'après-midi. Pire, il bêlera à n'en plus finir. Avec un altruisme qui soudain m'inonde, une foi qui par miracle m'illumine, je me remémore cet adage biblique : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Ne peut-on pas faire une exception, une toute petite exception, si'ou plaît Entité Supérieure, quel que soit le nom que l'on te donne ? une exception juste pour un seul être humain... Enfin je veux dire pour ce truc-là... pardon... ce Trusq-là !

Avec réticence et une légère pointe d'angoisse au ventre, je m'approche de son écran. Comment décrire alors ce que j'y ai vu ? Les mots se bousculent en vrac dans ma tête. Je vous les livre comme ils viennent : la bérézina, défaillance de l'irrigation sanguine, mauvaise volonté, sabotage volontaire, neurones atrophiés, ravages d'une guerre informatique, incompétence proverbiale, désastre prévisible, indescriptible capharnaüm, saccage, vie végétative, clone défectueux à la crétinerie aggravée, livraison sans cortex, catastrophe ambulante, paralysie temporaire des mains.

Je contemplais un fatras de mots et de chiffres disposés dans des cases de manière aléatoire, sans la moindre logique – ou selon une logique du hasard. Rien n'est correct, rien n'est cohérent. Mon visage se contracte afin de ne pas émettre un cri d'effroi. Est-il réellement médiocre à ce point ? Même pas capable de remplir des colonnes en recopiant mot à mot ses propres documents. Par le trident de Poséidon, qu'ai-je donc fait de si mal sur cette Terre pour que j'encours votre courroux divin ? Par la barbe de Zeus, qu'ai-je donc fait de si mal sur cette Terre pour que j'endure ce supplice sisyphien ? A mon tour, je dépose les armes.

Le publipostage qui, à l'origine, aurait dû lui faire gagner un temps précieux a ralenti sa progression. Mieux vaut s'en tenir à la bonne vieille méthode du courrier de base via WORD : à chaque dossier correspond un courrier. On va abandonner le publipostage via EXCEL et ce, de façon définitive. 

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