29. FENG SHUI

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Deux mois après l'arrivée du Sieur Trusq, le moment tant redouté approchait à grand pas :

la co-ha-bi-ta-tion.

LUI + MOI allions emménager ensemble.

LUI + MOI allions travailler ensemble.

LUI + MOI allions nous côtoyer près de huit heures par jour.

LUI + MOI allions respirer le même air confiné.

LUI + MOI allions vivre ensemble.

Pour ne rien cacher, j'appréhendais à l'idée de me retrouver seul en tête à tête avec cet énergumène ; ma concentration de sérotonine chutait en flèche. La déprime me guettait et c'est un euphémisme. Autrement dit, les cymbales du bonheur que j'entendais en arrivant au B.C.D. carillonnaient à présent une toute autre mélodie : la marche funèbre de Chopin.

LUI + MOI = l'inconnu ?

A quoi pouvais-je m'attendre face à cette équation à double tranchants ?

LUI + MOI = antinomique

LUI + MOI = aux antipodes

LUI + MOI = thèse + antithèse

Un résultat des plus incompatibles assurément

qui risquerait de produire tôt ou tard des étincelles...


Avais-je vraiment le choix ? Bien sûr que non.

Il avait été clairement édicté lors du premier entretien de recrutement que nous serions amenés à travailler tous les deux, dans le même bureau, puisque nos missions seraient complémentaires.

Avec regret, je quittai un bureau rempli de bons souvenirs pour un autre diamétralement opposé tant bien en distance qu'en fréquentation et avantages en nature.

Bye bye spacieux espace planqué tout au fond du couloir,

Dzień dobry bureau-boudoir, toute première pièce à l'entrée du service.

Adios charmantes, délicieuses et rigolotes señoritas,

Guten tag le tortionnaire du verbiage et adulescent con-cupiscent.

Ciao paix et tranquillité, ombre et fraicheur,

Welcome vacarme et nervosité, soleil et chaleur.

En effet, ce bureau se situait en face de feu le placard à balais qu'occupait J-E.T et donnait côté rue. D'ailleurs, la rue en question est un boulevard hyper passant. Un simple vitrage protège des bruits parasitaires de l'extérieur, c'est-à-dire qu'il laisse filtrer, même au 13ème étage, les concerts de klaxons agrémentés parfois par les hurlements des passants, les poids lourds naturellement bruyants, les d'jeunes en mobs qui font crisser leur pneu arrière, les motos aux pots d'échappement pétaradants, les speed du volant qui vrombissent du moteur, les musiques boum-boumesques des voitures tunées avec enceintes dans le coffre, sans parler des travaux aux marteaux-piqueurs qui font tressaillir les murs. En outre, le soleil étincèle au travers des fenêtres et les stores demeurent mystérieusement bloqués, impossible à déplier. Pire, dans ce petit espace, les bureaux sont comme soudés l'un à l'autre si bien qu'on se regarde mutuellement et continuellement dans le blanc des yeux.

Ce local possède une autre particularité : un interphone antédiluvien greffé au mur, qui, vu sa vétusté, n'a plus qu'une seule fonction : servir de sonnette. Si bien qu'une mission supplémentaire nous incombe : celle de portier et d'agent d'accueil du service.


Se posa le choix de la place de chacun. Qui s'installe où ?

Droite ou gauche, cela m'importait peu.

Pas le Jean-Eudes qui évoqua le Feng-Shui avec emphase et grandiloquence :

« Tu comprends bien Jéérêêêmy (J'ai une sainte horreur de la façon dont il roule les accents aigus en graves dans mon prénom !) que je me dois – im-pêêê-ra-ti-ve-ment ! – de me placêêêr là où convergent toutes les bonnes êênergies. Je me dois d'harmonisêêêr tout mon être avec mon environnement au travail. Ça s'appelle du Feng-Shui. Tu ne dois pas connaître. »

En plus de lui laisser le choix pour son petit cul de plouc, il me prend pour un imbécile.

Je ne réponds pas et quitte la pièce.

Point positif pour moi : l'emplacement du bureau.

Quand j'arriverai en retard, je ne serai plus obligé de longer tout le couloir plaqué contre les murs ou ramper au plafond façon Spiderman de peur d'être lynché et blâmé.

Autre point positif...

Après mûre réflexion, non : aucun.

Point positif pour Jean-Eudes : l'emplacement du bureau.

De l'autre côté de la rue est implanté un autre immeuble ; et sur le même niveau que le service, une école d'esthéticiennes. Emplacement idéal pour mater ces écolières qui s'exhibent régulièrement en soutiens-gorges. Sa réputation d'obsédé ne faisait que se renforcer.

Je devinais la manœuvre. Feng-Shui... Mais bien sûr !

Et mon cul, il est Feng-Shui ?

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