34. PRIORITÉ N°1 : LES CIVILITÉS

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Une fois franchi le seuil de votre lieu de travail, traversez le couloir en marquant une halte dans chacun des bureaux / salles / open-spaces / cabinets / antichambres / vestibules / cagibis / alcôves.

Et articulez un bonjour – plus ou moins distinct / plus ou moins joyeux / plus ou moins forcé. Ou lancez un chaleureux salut / un argotique et exotique wesh gro* / un britannique hello / un hispanique hola / un informel et vénitien – mais non moins amical ! – ciao / un germanique et guttural guten tag – ou toute autre déclinaison linguistique qui vous plaira / un volatile coucou / un you-you subaigu qui manifestera votre émotion d'être – enfin ! – arrivé.e / un distingué respectueuses salutations / un yo mec, façon caillera ou gangsta-rappeur américain.

* "gro" est l'aphérèse de negro, utilisé aux Etats-Unis pour désigner les personnes de couleur noire. 

Parfois, en fonction de l'humeur du jour, vous serez plus enclin à vous limiter à un simple signe de la main / à un bref hochement de tête / à un clin d'œil malicieux / à un retentissant borborygme signifiant que vous êtes bien présent.e / à un rictus semblable à celui de la face d'un.e psychopathe / à une moue dégoûtée / à tirer la langue / à dresser un doigt d'honneur, voire à lever un bras d'honneur.

Pour les plus téméraires, osez le contact physique direct avec autrui et serrez des mains.

Recevez une poignée de main molle façon guimauve / moite, version stressée / froide comme un serpent venimeux / autoritaire, paume tournée vers le bas / tremblante en train de s'excuser / virile et... pleine de poils / chaleureuse avec l'autre main posée sur votre épaule / insistante, de celle qui ne vous lâche pas / ferme façon casse-noisettes / douloureuse à vous tordre le poignet.

Après cet échange massif de microbes susceptibles de véhiculer bon nombre de maladies infectieuses, n'omettez pas de vous laver les mains avec de l'eau et du savon ou d'utiliser un gel antibactérien.

Sinon votez pour le check. Autrement dit, se cogner légèrement poing contre poing, ce qui expose moins de surface de peau et limite donc la propagation des pseudomonas, des staphylocoques, des acinetobacter, des enterobacter, des klebsiella et autres champignons pathogènes.

Si l'audace ou la témérité vous saisit : tendez la joue et claquez la bise. Deux, trois ou quatre mouack plus ou moins bruyants et plus ou moins baveux selon les facéties régionales.

Goûtez aux (ba-)joues encore froissées par l'oreiller / à la peau acnéique / à la barbe entretenue mais qui pique / à l'effluve entêtant / hâlées grâce au miracle de l'huile d'olive / couvertes de fond de teint ou suintantes de crème anti-âge / aux rides profondes, creusées par les dures années de labeur au sein de la F.P.T. / couperosées / pustuleuses sur fond violacé.

Accompagnez le tout d'un éculé et sobre ça va ? ou comment va ? dont vous vous foutez éperdument de la réponse mais qui vous permettra d'entamer la conversation.

Variations sur le même thème, version plus familière : ça roule ? / ça baigne ? / ça biche ? / ça boume ? / ça gaze ? / ça farte ? et une ribambelle d'adaptation régionale : komint qu'i va ? (ch'ti et picard) / ça geht's ? (alsacien) / comment que c'est ? (breton) / comu và ? (corse)...

Si vous parlez djeunes, osez la question sans appel : bien ou bien ? (précédée de l'élégant wesh gro) qui ne laissera aucun doute sur la réponse attendue.

Méfiez-vous du dangereux et à double tranchant "comment allez-vous ?" qui appelle une réponse développée car vous vous enquérez de la santé morale et/ou physique d'un.e collègue.

Vous vous exposez alors à entendre et à (faire semblant de) compatir à ses souffrances morales / à ses plaintes contre sa surcharge de travail / à se enfants ingérables qui lui mènent une vie d'enfer. Ou vous aurez droit à des précisions non requises quant à ses insomnies / à ses migraines / à ses douleurs musculaires dans le bas du dos / à ses problèmes de (sur-)poids / à ses remontées acides / à sa mauvaise circulation veineuse / à sa césarienne / à ses ballonnements et autres troubles intestinaux... (liste non exhaustive)

Attention également à la modulation de votre voix si quelqu'un vous devance pour prendre de vos nouvelles et que vous répondez par un ça va trop appuyé sur la dernière syllabe. Cela dénote une certaine irritation et pourrait être interprété comme : c'est bon, ça suffit, lâche-moi la grappe.

Ainsi le petit tour des civilités matinales s'est transformé en une longue balade aux arrêts fréquents. Et des dizaines de minutes se sont égrainées sans que vous ne vous en soyez rendu compte.

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