05. JEAN-EUDES TRUSQ DÉBARQUE

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L'irruption de Jean-Eudes dans ma vie professionnelle corrobora les échos ébruités à son sujet. Je m'en souviens en détails comme si c'était hier.

Il est arrivé exactement un mois après moi, jour pour jour, le jeudi 1er octobre. Je prenais encore mes repères. Même si j'avais acquis quelques réflexes et que je commençais à mieux appréhender ce nouvel environnement administratif, je cafouillais encore parmi les procédures alambiquées édictées par La Collectivité.

Vers 11h, Princesse K.K. entre dans le bureau du fond, d'un pas distingué et autoritaire, avec un sourire de façade. Sur ses talons, comme tenu par une laisse invisible, salivait s'hébétait* suivait un homme d'aspect jeune, la tête engoncée dans les épaules et d'une taille en deçà de la moyenne nationale.

* Je chassais de ma tête tout verbe négatif ainsi que toute première mauvaise impression à chaud, trop conditionné que j'étais par les ouï-dire des collègues. Il fallait laisser sa chance au nouveau.


Voilà donc la personne avec qui je vais partager ma vie au bureau...

Au premier regard, une apparence élégante dans un costume trois-pièces. Au second regard, un pantalon noir trop serré à la taille, une chemise mauve et une cravate noire qui l'étranglent, une veste noire sobre qui l'étrique, une taille en dessous de ce qu'il devrait porter. Bref, il a la gueule d'un cintre. Pas de jugement hâtif ! A noter également une mèche rebelle sur le sommet du crâne, version Riquet à la houppe.

En résumé, un physique plus que commun. Vous voyez ce genre d'homme quelconque que l'on croise dans la rue, sur qui personne ne se retourne et à qui personne ne porte le moindre intérêt car il n'est ni d'une beauté ravageuse à faire tourner les têtes, ni d'une laideur monstrueuse à vous pétrifier sur place. Pas non plus de détails physiques marquants telles une cicatrice qui balafre sa joue ou une paire de lunettes excentrique. Tellement quelconque et commun qu'il en devient inexistant. Celui qu'on ignore ou qu'on oublie après l'avoir aperçu.

J'ai vite remarqué que ses mains tremblaient, et qu'il trépignait de la jambe droite. Une grosse veine au niveau de sa tempe gauche palpitait. Ses petits yeux globuleux luisaient et lui conféraient un air de maniaque. J'ai mis cela sur le compte de l'angoisse du premier jour.

Ne le juge pas trop vite, Jérémy. Ne te fie pas à ta première impression, ne cessé-je de me répéter.


K.K. l'a introduit* :

*Pourquoi K.K. lui accorde-t-elle autant de considération ? Le jour de mon arrivée au 1er septembre, j'ai dû me présenter moi-même à toute l'équipe !

« Je vous présente Jean-Eudes. Il travaillera prochainement avec... euh... euh...

- Jérémy, souffla ma collègue.

- Avec Jérémy sur le budget et le suivi financier et administratif du service. »

Je le salue et lui souhaite l'accoutumée bienvenue sans pour autant le penser. Alors que Jean-Eudes me tend une main flasque et moite en me fixant droit dans les yeux, il crache un « Bonjour la cûûûlture ». Je tressaille et distingue avec précision une cornée injectée de sang et des pupilles dilatées. L'image d'une série américaine d'un junkie en phase euphorique me percute de plein fouet.


Il sort la tête des épaules, arbore un air niais et poursuit d'une voix d'ado attardé :

« Trusq. Je m'appelle Jean-Eudes Trusq. (II pointe l'index gauche en direction du plafond façon professeur des écoles.) Trusq, T-R-U-S avec un "Q" au bout. Et je tiens à mon "Q" ! Ça fait toute la différence. (Je n'imaginais pas à ce moment précis l'ampleur de ces propos et à quel point il disait vrai.) Vraiment, je suis content, content mais CON-TENT d'être ici... (Je vous jure qu'il a répété l'adjectif trois fois de suite et l'a décomposé en deux syllabes.) De revenir ici plus exactement... Parce que j'ai déjà effectué un stage d'une semaine, n'est-ce pas mesdames ? (Il leur adresse un clin d'œil, sorte de pli grimaçant. Toutes deux demeurent impassibles.) Ça s'est sûûûû-perr bien passêêê. L'équipe étêêê fooormidâââble (C'est quoi cet accent de bobo du XVIème ?) Je suis vraiment content mais alors CON-TENT de rejoindre l'équipe de la cûûûlture...

Je remarque que Princesse K.K. s'impatiente : elle roule des yeux, croise et décroise les bras pendant que Jean-Eudes continue son laïus :

... Car la cûûûlture, c'est la vie. La cûûûlture, c'est ma vie ! Toute ma vie. Je promêêê (Voilà qu'il bêle comme une chèvre.) de donnêêêr le meilleur de moi-même et faire de mon mieux afin d'atteindre les objectifs fixêêês par la hiérarchie. Je souhaiterêêêis apporter ma pierre à l'êêêdifice de la cûûûlture et être un rouage indispensable du systêêême et participêêêr à l'élaboration d'un projet commun qui sans le moindre doute con.... » Soudain Princesse K.K. tourne le dos et quitte la pièce.

Désarçonné par ce revirement de situation, mon futur coloc bafouille des excuses inintelligibles avant de la suivre comme un fidèle toutou.

Ne lui materait-il pas le postérieur ?


Préparée ou spontanée, cette tirade me laisse coi de stupeur. Au moins, l'attitude irrespectueuse de K.K. abrégea mon calvaire. La syllabe "con" restera suspendue à ces lèvres comme un futur d'anticipation...

L'une des deux collègues qui avait vécu cette semaine de stage en sa compagnie l'avait déjà jaugé une première fois. Après un second examen sommaire de sa personne, elle lâche :

« Suuuper bien passééé ?! (Elle tente d'imiter cet improbable accent sans y parvenir.) Faut le dire vite. Tout le monde l'a houspillé à tour de rôle tant il était long à la détente et bon-à-rien. Il faudra s'en méfier de celui-là, ça a l'air d'être une sacrée tête de con. »

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