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J'étais dans une auberge, avec des tables, des chaises, un escalier qui montait à l'étage, là où sont les chambres et des gens, beaucoup de gens, assis un peu partout dans la pièce. Je prenais tranquillement mon petit-déjeuner en face d'un homme beaucoup plus vieux que moi. Vieux était un grand mot, car il n'avait encore aucun cheveu blanc — ou presque aucuns —, mais je pouvais le remarquer à ses pattes d'oie aux bords de ses yeux.

Puis je me rappelai : c'était en fait mon père assis en face de moi.

Nous mangions tranquillement et celui-ci me racontait une partie de son adolescence que je n'avais encore jamais entendue. J'étais tellement absorbée par son histoire que je n'avais pas aperçu ces hommes en noir, armés de la tête au pied entrer dans l'auberge en poussant une serveuse qui était en travers de leur route.

Mais, contrairement à moi, mon père avait remarqué ces personnes qui ne venaient pas d'ici, il avait jeté un coup d'œil derrière mon épaule sous le cri de la jeune femme qu'ils avaient poussée et avait regardé ces types qui avaient débarqué dans l'endroit tranquille dans lequel nous étions en train de manger.

Il avait fini sa boisson d'une traite en mettant fin à son récit et s'était ensuite levé en reposant son verre vide sur la table en bois pour se tourner vers les nouveaux arrivants.

— Vous venez d'interrompre un repas qui promettait d'être tout simplement charmant.

L'homme le plus près de mon père sourit comme s'il était heureux de l'apprendre.

— Et j'en suis navré, répliqua faussement celui-ci. Mais nous avons plus important à faire qu'un repas de famille.

Il me jeta un coup d'œil sans s'arrêter de sourire.

Mon père m'interpella sans pour autant prendre la peine de me regarder :

— Diane, tu me promets de ne pas sortir de cette auberge tant que je ne viendrai pas te chercher d'accord ? Retiens bien tout ce que je t'ai appris et cache-toi si je ne reviens pas.

Âgée de mes onze ans, j'avais répondu d'une petite voix fluette :

— Se cacher, c'est pour les faibles.

Il m'avait alors répondu d'un regard protecteur par-dessus son épaule que je n'avais vu que de rares fois depuis la mort de maman.

— Non, Diane. Parfois, ce qui peut te paraître faible est en fait le plus intelligent. Ce qu'on appelle fort ici, c'est la brute.

Je n'avais pas répondu à cela alors que mon père s'avançait vers ces hommes qui me faisaient une frayeur à cette époque-là. Si ce n'était par leurs regards assoiffés de sang qui me renvoyaient cette sensation, alors c'était sûrement leurs habits sombres et sans vie...

Mon père s'était arrêté juste devant celui qui devait être le chef de la bande. Ils s'étaient regardés pendant un court instant, tels des chiens de faïence. Puis, le chef laissa passer mon père en pivotant sur le côté. Et maintenant que j'y pensais, c'était un peu comme une marque de respect pour mon père. Ils s'étaient encore regardés un instant, comme pour être sûrs des intentions de l'autre.

Ils étaient sortis dehors à la file indienne et j'avais entendu le bruit de nombreuses épées sortant de leur fourreau. Je reconnus parmi tous ces bruits infâmes, le bruit familier de l'arme de mon père, ce même bruit qui m'apaisait juste avant de commencer l'entraînement.

J'étais restée à l'intérieur, comme me l'avait fait promettre mon ascendant, mais s'il avait espéré que je reste calme et me tienne tranquille, comme il me l'avait toujours appris, il avait mal calculé sa fille... Ce n'était pas dans mes plans.

Je faisais à présent les cent pas dans l'auberge sous le regard intrigué des gens qui m'entouraient, comme s'ils se demandaient si j'allais enfin me bouger ou rester là, pétrifiée jusqu'à la moelle des os.

Les combats faisaient rage dehors alors que les questions avaient commencé à prendre ma tête d'assaut, telles des journalistes à l'assaut de leurs proies. Mais j'avais fini par me redresser et planter mon regard vers la porte d'entrée, malgré la demande de mon père. Mais j'étais trop butée pour écouter mon propre créateur, alors je m'étais avancée vers celle-ci. Cette porte en bois qui m'avait paru tellement loin. Les pas qui me séparaient d'elle ne m'avaient qu'apporté de nouvelles questions : et s'il arrivait quelque chose à celui qui s'occupait de moi depuis ma tendre enfance ? Et si la dernière fois que je l'avais vu, c'était en compagnie d'une bande de gars beaucoup trop flippants pour une fille de mon âge alors qu'il était en train de me sortir une de ses dernières phrases philosophiques.

Je poussai enfin la fameuse porte, peu rassurée de ce qui se passait derrière.

La scène qui s'offrait à moi m'avait donné envie de vomir. Ils étaient quinze à combattre mon père avec acharnement. Mais évidemment, dans la plus grande des logiques, la plupart ne servaient à rien.

Deux se retournèrent en premier vers moi, leurs poings bien serrés autour de leurs armes, intrigués par le grincement qu'avait produit la vielle porte de bois. Ils s'étaient marrés de me voir avec ma petite bouille de peureuse alors qu'ils s'approchaient de moi.

Pour eux, j'étais la chose la plus drôle et la plus ridicule du monde.

Mais quel effet aurait pu produire une demi-portion dans mon genre et comment pouvait-elle donc battre deux hommes dans leur genre ?

Ce fut drôle jusqu'au moment où mon épée, déjà taille adulte et finement limée, rentra en contact avec leur ventre en passant par leur entre-jambes. Profiter de l'environnement et de la situation avait été la première chose que m'avait apprise mon père.

Le sang avait ouvertement giclé sur mon visage et j'avais versé quelques larmes pour ce qui m'avait ouvertement dégoûtée. Je m'étais ensuite retournée vers mon père pour continuer le combat, une incroyable crampe au ventre. C'est en comprenant qu'il n'avait toujours pas remarqué ma présence que j'avais foncé dans le tas du haut de mes onze ans alors que j'admirais les trois hommes qu'avait déjà tués mon père dans le combat. Il y en avait encore dix, ce qui me paraissait encore beaucoup trop, mais c'était déjà bien plus plausible.

J'en tuai d'un enfoncement de pointe d'une vingtaine de centimètres dans le cœur sous l'effet de la surprise, mais je pouvais tirer de toutes mes forces, je n'arrivai plus à retirer celle qui avait déjà supprimé trois vies.

Je m'étais tournée vers mon père, totalement paniquée...

Il ne me jeta pas un regard, totalement absorbé par son propre combat acharné. Jusqu'au moment ou un homme qui avait le visage caché, enfonça sa lame de ses deux mains dans le dos de mon père. Il enleva ensuite son arme d'un coup sec et mon père tomba à genou.

J'avais attentivement regardé la façon dont le meurtrier de mon père avait retiré son arme du corps de mon père et je fis de même avec le corps sans vie de la troisième personne que je venais de tuer.

De grosses et chaudes larmes roulaient à présent sur mes joues sans que je ne puisse les arrêter, et sans les arrêter, j'avais rapidement essuyé le sang de ma lame comme mon père me l'avait toujours appris.

Dans mon souvenir, mon père m'avait crié de m'en aller, de me sauver, mais maintenant que je revivais tous les détails, je me rappelais que non, mon père n'avait pas eu le temps de me dire une dernière parole d'encouragement, n'avait pas eu le temps de me donner un dernier regard rempli d'amour, n'avait même pas eu le temps de regarder comment je m'étais débrouillée pour mon premier vrai combat, n'avait même pas eu le temps d'admirer ce que j'avais réussi à faire, cette chose dont je me croyais impossible...

— On te retrouvera fille du Fauve À La Queue dorée, je te le promets !

Cette voix, cette voix alors que je montais sur mon cheval pour m'en aller le plus loin possible d'ici, cette voix que je n'avais pas réussi à retrouver alors que le danger était imminent, cette voix que j'avais entendue pas plus tard qu'hier soir, alors que tout allait bien...

Jusque-là.

Warck - SurvivreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant