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Tel Icare, j'avais volé trop près du soleil. Mes ailes avaient pris feu, s'embrasant dans les airs, l'odeur cancéreuse des plumes flamboyant emplissant mes poumons. Battant des bras, idiot plein d'espoir, j'avais regardé les flammes lécher ma peau, mordiller ma chair, avaler mes os, je l'avais vu me couvrir d'étincelles, roti, noirci par les flammes, j'avais chuté, tête la première, vers l'Océan, tandis que Dédale me regardait, yeux écarquillés, sourire narquois, moqueur. Pas de parachute pour moi, pauvre idiot. Victime de ma naïveté d'après Pruse , je transgressais d'après d'autres.

Maintenant, larmes séchées au coin de mes yeux trop ovales, j'attendais que mon réveil annonce officiellement six heures pour que je puisse légalement pestiférer contre ma journée qui s'annonçait. Avant, j'étais censé dormir. Je ne respectais rien, je ne respectais pas les règles, et je m'étonnais de brûler.

La fatigue omniprésente dans mes membres, je me levais, sentant tous mes os craquer. J'étais squelette, j'étais une ombre distordue, j'étais le monstre qu'on préférait ignorer, bien lové sous son lit.

La lumière de la salle de bain agressait mes yeux, comme tous les autres jours. Mon reflet m'agressait de même. J'étais étrange. Mes proportions étaient étranges. J'avais les cheveux trop longs. Ma fatigue chronique m'empêchait de les couper. Des valises violacées siégeaient sous mes yeux. Deux orbites noirs au fond d'un puit de blanc. J'avais l'air d'un extraterrestre. Un visage trop fin, anguleux, étrange. Des épaules frêles. Un corps en bâton, flottant dans mon t-shirt Star Wars trouvé en friperie à l'époque où j'avais encore la force de sortir. Il était décoré d'une tâche. Je ne saurais pas nommer la substance. Probablement du café.

Héros antique déchu, je faisais bien piètre image.

Tous mes mouvements étaient mécaniques. J'attachais mes cheveux, je frottais mes yeux, essayant vainement de les rendre présentables avec du liner, j'enfilais un pull trois fois trop grand, une paire de jean complètement effilée. J'me sentais comme un imposteur dans mon propre corps. Enveloppe charnelle ternie par mes pensées, enveloppe rendue prison. Je ne pouvais y échapper, j'étais le héros dénué de pouvoirs, le héros dénué de qualité, un antihéros, en réalité, peut être même l'antagoniste, celui qu'on aime haïr, je t'haine, comme on dit, je t'aime, je te haine, renie moi.

Emporté au gré du vent, feuille morte distordue, j'avançais dans les rues vides. Aujourd'hui, je devais le revoir. Je détestais cette perspective. Icare n'avait pas survécu quand il s'était approché du soleil. Et moi, Icare raté, je devais revoir mon soleil. Je devais sentir encore et encore la colle me brûler, mes ailes se rompre, les flots m'emporter.

Coquille éventrée, j'arrivais devant le café où nous avions convenus de nous retrouver. Par la fenêtre, par la vitrine, je le voyais. Assis dans toute sa splendeur, Hélios. Mon Patrocle. Il était grand, vêtu de sa grande veste façon prof de lettres, lunettes rondes sur son nez aquilin, cheveux bruns, bouclés, coupés, rasés autour des oreilles. Il était propre, il savait encore s'occuper de lui, contrairement à moi.

En entrant dans le café, j'eus le loisir de voir qu'il portait le pull bordeaux que je lui avais offert avant que je ne brûle.

" 'Lut, Achille."

Il n'avait jamais eu le temps pour les mots. Il les mâchait presque, les recrachait entre deux gorgées de café.

" Salut."

M'asseoir c'était admettre que j'étais venu. Que j'avais répondu à son appel, mardi soir, trois heures du mat' passées, comme un chien à son maître. Mais je n'allais pas rester planté là, en plein café, joute de regard avec le soleil qui m'avait ôté mes ailes. Ma fierté n'en valait pas la peine, et puis je n'avais plus grand chose à défendre.

" T'as l'air fatigué."

Mes ongles rentraient dans le velouté de la chaise. Je le sentais, et je me sentais monstrueux, comme un chat qui fait ses griffes, un animal incapable. J'aurais pu hurler, à ce moment, j'aurais pu le mordre.

" J'ai mal dormi cette nuit."

Il avait toujours les yeux couleur miel. Et ses ciels étaient toujours aussi longs. Et ses dents toujours aussi alignées— légèrement jaunes à cause de sa consommation excessive de café. J'aurais pu redessiner ses traits dans mon sommeil. Il le savait tout autant que moi. Avait-il fait exprès de mettre le parfum qui m'avait toujours rendu fou?

" Tu veux un café?"

"Non."

Je veux partir. Mais ça, je n'aurais pas pu lui dire. Parce que c'était faux, et parce que, vaniteux, je voulais tenter de survire au soleil, je voulais prouver que mes ailes tiendraient cette fois, que j'échapperais à ce foutu labyrinthe.

" Je sais que c'était un peu au dernier moment. J'espère que j'ai pas dérangé ta routine."

Quelle routine?

" Non, t'inquiète."

Thomas me regardait à travers ses verres légèrement embués. Il sondait mon âme de ses halos.

" Camille m'a dit que t'allais mal."

Ailes en feu. Je tombe, chute libre. Je m'écroule. La mer approche. Je sens l'impact arriver. Imminent.

" Et je voulais voir si c'était vrai."

Sourire carnassier. Bague trop visible sur sa foutue main. Je sais. T'es heureux.

" Tu sais..."

Il s'interrompt. Avare de mots.

" Je sais que ça n'a pas été facile pour toi."

Flamber. Peau noircie. Mer qui m'engloutit.

" Mais Freddie et moi, on est là pour toi si besoin."

Je veux pas de l'aide de toi et ton fiancé, Patrocle. Je préférerais crever.

" Non merci, Tom. Je vais très bien. Je suis juste super fatigué en ce moment."


Sur le retour, je serre mon corps carbonisé entre mes mains, essayant de garder mon âme, essayant de l'empêcher de s'envoler. Les larmes n'attendent pas les murs protecteurs de mon labyrinthe pour sortir, elles roulent sur mes joues brûlées, dans la rue, devant les regards inquisiteurs des passants. Icare, quand apprendras-tu de tes expériences? Quand arrêteras-tu de voler si près du soleil?

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant