Une fois j'ai demandé à un ami ce que ça faisait d'être papa. C'était il y a longtemps, à l'époque où j'avais des amis. A l'époque où mon monde ne se résumait pas à mon ex toxique et un appartement qui pue la clope. Un monde dans lequel je flottais, comme de la poussière, entre des astres un peu rouges, un peu bleus, un peu roses comme un ciel délavé.

J'étais feuille et il était fleur, il se démarquait du goudron de ses couleurs printanières, malgré son jeune âge, c'était un bourgeon pré-mature, mature avant l'âge. Il sentait la naphtaline et le savon pour bébé. Il portait que des t-shirts en coton, il se rasait tous les jours, des petites coupures rougissaient sa peau nacrée. Il avait les yeux d'un brun-rouge et les cheveux d'un châtain de chêne. Entre deux changements de couches, alors que nous avions à peine dix huit ans, alors que sa copine de l'époque, la maman du bébé, dormait sur le canapé sous un enfant poreux et grassouillets, nous nous sommes embrassés sur le balcon, ma bouche pleine de nicotine et la sienne pleine de Formula. Il avait les dents blanches, carrées comme des télés, le regard encore enfantin. Nous étions des bébés, il était aussi développé que le nouveau-né sur la poitrine de sa copine assoupie.

A l'époque, j'étais épais comme un carnet de notes du lycée, mes épaules se dessinaient, se courbaient sous ma veste comme des collines. J'étais imposant, à ma façon à peine adulte d'enfant pubère. Quand nos corps s'enlaçaient, j'entendais son coeur craquer, et le mien gonfler. Je me souviens pas de son prénom. Entre temps, la vie s'est imposée. J'ai gouté au bitume, à la dépression. Je me souviens seulement du nom, le sien, à elle. Natalie. Ou Sophie. Stéphanie. Quand elle a su, elle l'a imploré de rester. Son ventre n'avait pas perdu de son rond enceint, ses yeux étaient exorbités. Elle ne lui avait pas demander d'amour, seulement d'un père pour le petit. La petite. Gabriel? Nathan? Paul? Laura? Belle? Je ne sais plus.


La fumée s'enroule autour de nous comme pour nous cacher du monde. Il fait encore chaud, pourtant Septembre est gris et fade, comme les pâtes dans notre frigo qui croupissent. Entre les clopes et la booze, nous n'avons pas faim, nous mangeons seulement nos corps et notre poésie fracassée. Je ponds poème sur poème, des poèmes glauques sur ma vie éclatée, sur une vie brinquebalée, une vie abimée par mes souvenirs effacés. Je ne me souviens pas des prénoms, des lieux. Je me souviens des sentiments, du vide intersidéral qui a accompagné ma vie entière, qui m'a fait prendre des décisions plus que bancales. Ce vide qui m'a englouti de l'intérieur, emportant avec lui ma silhouette post-ado, pré-adulte. Mes écrits n'ont aucun sens. Ils dénoncent une souffrance sur laquelle je m'évertue à poser de jolis mots, des mots enjolivés, qui rendent ce monstre un peu plus appréciable, un peu plus acceptable. Ce monstre que je souhaite anéantir. Quitte à me perdre.

La fumée dessine des coeurs sur sa peau.

Je l'attrape d'une main. Sa nuque. Si fragile. Si je n'étais pas un bâton, si je n'étais pas une brindille, je pourrais l'anéantir. Le détruire. D'une main. Nos lèvres sont à quelques centimètres l'une de l'autre. Sa bouche sent la compote et la clope. Nos bouches ensembles forment un coeur. Je ris contre ses dents, pianiste contre les notes. Il sourit, interloqué. Ses lèvres se collent aux miennes , doucement, avec incertitude. Tout est incertitude. Qui sait quelle sera la prochaine saison? Qui sait s'il survivra aux prochaines secondes? Tout est mystère.

" Pars pas ."

Avarice de mots.

" Reste. S'te plaît."

" 'Lut." je réponds, un fou rire pendant à la bouche. " T'as l'air fatigué aujourd'hui."

" Va te faire enculer."

" Avec plaisir."

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant